Obiang et les chiens de guerre
Les quatre-vingt-cinq mercenaires ou présumés tels arrêtés le 7 mars à Harare et à Malabo étaient-ils sur le point de perpétrer un coup d’État pour le compte d’un opposant en exil ?
Il y a tout juste trente ans, le romancier et aventurier britannique Frederick Forsyth publiait un fameux best-seller – Dogs of War (« Chiens de guerre ») – dont le récit décrivait le renversement raté d’un dictateur tropical par un groupe de mercenaires. Dans ce bouquin d’aéroport dont on tira un film, tout était fictif. Sauf qu’il ne fallait pas être grand clerc pour deviner derrière la « République de Zangaro » celle de Guinée équatoriale et la sinistre silhouette de Macias Nguema dans l’ombre de l’horrible despote. À quelques détails près – l’actuel président Obiang Nguema, quoi qu’en disent ses adversaires, n’a que très peu de choses à voir avec son oncle, qu’il renversa en 1979 -, le scénario qui fit la fortune de Forsyth vient de se concrétiser : mêmes lieux, mêmes acteurs. Voici, telle que décrite à Pretoria, Harare et Malabo par des sources concordantes, la trame de ce remake presque aussi palpitant que l’original, avec son épilogue et ses zones d’ombre.
São Tomé e Príncipe, samedi 6 mars 2004, 1 heure du matin. Un Boeing 727 blanc décolle de l’aéroport principal de cet archipel du golfe de Guinée. La peinture fraîche cache mal la vétusté de l’appareil. Mis en service il y a plus de trente ans, cet avion mixte (cargo et passagers) a longtemps volé pour le compte de la Garde nationale américaine avant d’être cédé à une compagnie de location aérienne du Kansas, Dodson International. Début février, un mois auparavant, Dodson a revendu le 727 à Logo Logistics, une mystérieuse société britannique basée sur l’île de Jersey. À son bord, cette nuit-là, l’équipage est sud-africain et les soixante-quatre passagers – tous des hommes – ont le cou épais, la nuque rase et le verbe rare. Comment se sont-ils rendus à São Tomé ? De quelles complicités locales ont-ils bénéficié ? L’enquête est encore muette sur ce point.
Trois heures et demie plus tard, le Boeing atterrit sans encombre sur l’aéroport de Polokwane, non loin de Pietersburg, au nord de Johannesburg. Il y demeurera une journée avant de redécoller, le dimanche 7 mars au matin, pour un court vol qui l’amène sur l’aéroport de Wonderboom, à côté de Pretoria. On charge du matériel, les passagers se dégourdissent les jambes sur le tarmac, déjeunent, puis réembarquent. En fin d’après-midi, l’appareil prend la direction du Nord/Nord-Ouest et survole le Botswana avant de demander à la tour de contrôle de l’aéroport d’Harare, au Zimbabwe, l’autorisation de se poser. Motif : pépin technique. À 18 h 25, le 727 se range sur une piste isolée réservée aux avions-cargos. Fin du premier épisode.
Interrogé par la tour, le commandant de bord décline son identité, sa destination finale – Bujumbura, au Burundi – et son manifeste : trois membres d’équipage et quatre techniciens de fret. Sur place, dans l’aérogare d’Harare, trois autres membres de Logo Logistics attendent, prévenus, disent-ils, par leur société, de l’atterrissage d’urgence du Boeing. Au début, tout se passe bien : les douaniers zimbabwéens contrôlent la soute quasi vide de l’appareil et ne trouvent rien à redire. Jusqu’au moment où un officier, intrigué par les caches dont tous les hublots de l’avion sont recouverts, exige de visiter la cabine.
Et là, stupeur : soixante-quatre passagers sont sagement assis dans la pénombre, les yeux écarquillés. Au fond de l’appareil, entassé un peu en vrac, on distingue un amoncellement de treillis, de sacs de couchage, de bottes en caoutchouc et de canots pneumatiques ainsi que des pinces, des compas et des téléphones satellitaires. Dans un carton, un peu à l’écart, les policiers découvrent également un stock d’uniformes, dont on apprendra un peu plus tard qu’ils sont ceux des forces spéciales (les « Ninjas ») et des militaires de l’armée de l’air de Guinée équatoriale.
Aussitôt, c’est l’alerte. Les passagers sont sommés de descendre sous bonne garde, isolés et contrôlés. Tous exhibent des passeports sud-africains, mais les deux tiers d’entre eux sont d’origine angolaise et namibienne. Interrogés un à un, ils racontent la même histoire : Logo Logistics les a recrutés pour aller assurer la sécurité de concessions minières en République démocratique du Congo. Une version que confirme tout d’abord celui qui se présente comme le responsable de cette mission, l’un des trois hommes présents sur l’aéroport de Harare lors de l’atterrissage de l’avion, un certain Simon Mann. Leur lieu de travail, assure-t-il, est Mbuji-Mayi, la capitale du diamant congolais, au Kasaï.
Reste que le pedigree de cet homme de 46 ans, obligeamment fourni aux services zimbabwéens par leurs homologues sud-africains via Internet dans la nuit du 7 au 8 mars, a de quoi éveiller les soupçons. Installé depuis peu en Afrique du Sud, cet ancien officier britannique des Special Air Services est en effet le cofondateur de deux sociétés de mercenaires connues : Executive Outcomes (dissoute en 1999) et Sandline. Fils d’un ancien capitaine de l’équipe nationale de cricket, Simon Mann est considéré comme un militaire d’élite, qui, dans le passé, a travaillé en Angola, en Sierra Leone et en Papouasie-Nouvelle-Guinée. On le dit fortuné, on le sait tête brûlée. Alors, les policiers zimbabwéens le débriefent sans relâche et, semble-t-il, sans ménagement. Jusqu’à ce qu’il craque et se mette à table. Sans lésiner sur les détails.
L’objectif du 727 n’était pas Bujumbura, mais Malabo. Les passagers ne sont pas des employés d’une société de gardiennage mais d’authentiques mercenaires, pour la plupart anciens membres du bataillon Buffalo à l’époque du régime de l’apartheid. Leur mission n’était pas de lutter contre la contrebande du diamant, mais de renverser le président Obiang Nguema. Un million de dollars a déjà été versé par de mystérieux commanditaires pour la logistique de l’opération et 2 autres millions attendaient Mann et ses hommes en cas de réussite. Enfin, un détachement d’avant-garde est sur place, à Malabo, depuis quelques mois, afin de procéder aux repérages nécessaires. Quant aux armes, elles devaient provenir du… Zimbabwe.
Mann « avoue » en effet avoir acheté la semaine précédente pour 200 000 dollars de kalachnikovs, mortiers et munitions auprès de la société d’État Zimbabwe Defence Industries (ZDI), officiellement dans le cadre de son contrat congolais. C’est d’ailleurs pour pouvoir embarquer à son bord tout ce matériel que l’appareil, prétextant une panne, s’est posé à Harare. Cette confession faite, tout le monde est embarqué, menottes aux mains, en direction de la prison de haute sécurité de Chikirubi. Fin du deuxième épisode.
Malabo, jeudi 4 mars, soit trois jours plus tôt. Entre torchères et cocotiers, la capitale équatoguinénne bruit de rumeurs incontrôlées. Depuis quelques semaines, on parle d’un putsch imminent, voire d’un débarquement de mercenaires, sur fond de déchirements au sein de la famille présidentielle. Avec ses 700 millions de dollars annuels de revenus pétroliers, son taux de croissance supérieur à 10 %, son million d’habitants (selon le recensement officiel) et sa demi-douzaine de majors américaines pompant l’or noir avec frénésie, cet « émirat » du golfe de Guinée, troisième producteur de brut d’Afrique subsaharienne, excite, il est vrai, bien des convoitises.
À 63 ans, Teodoro Obiang Nguema est au pouvoir depuis près d’un quart de siècle et son mandat court jusqu’en 2010. Une longévité qui exaspère les candidats à sa succession. À cela s’ajoutent une querelle territoriale avec le Gabon voisin sur la propriété de trois îlots, des rumeurs récurrentes (et systématiquement démenties) sur la santé du chef, et l’activisme d’une opposition radicale qui a pignon sur rue chez l’ancien colonisateur espagnol. Bref, le cocktail semble propice à bien des aventuriers.
Obiang Nguema n’ignore rien de tout cela. Fin 2003, lors d’un voyage en Afrique du Sud, le président Thabo Mbeki l’a mis en garde. Selon des renseignements recueillis par les services sud-africains, l’un de ses opposants les plus acharnés, financé par un homme d’affaires libanais, ourdirait un complot contre lui. Son nom n’est une surprise pour personne : Severo Moto a, en effet, depuis longtemps juré la perte d’Obiang.
Ancien directeur de Radio Malabo sous la dictature de Macias, éphémère secrétaire d’État en 1979 avant d’être limogé, il s’exile à Madrid où il crée le Partido del Progreso, avec l’aide de ses amis de la droite espagnole. En 1992, le PP est légalisé, Moto rentre à Malabo, boycotte les législatives et repart s’installer en Espagne, où il obtient l’asile politique. Cinq ans plus tard, on le retrouve en Angola. Arrêté par la police pour recrutement de mercenaires – il projetait un débarquement sur l’île de Bioko -, il fait aussitôt l’objet d’une demande d’extradition de la part d’Obiang. Mais les pressions du gouvernement Aznar en sa faveur sont telles que les autorités de Luanda le remettent finalement dans l’avion spécial espagnol dépêché tout exprès pour lui.
Depuis, dopé par ses mentors du Parti populaire, Severo Moto a créé un gouvernement en exil et appelle sans répit au renversement d’Obiang Nguema, dont il parle en des termes qui en disent long sur sa dérive obsessionnelle : « C’est un authentique cannibale, assurait-il il y a quelques jours, il rêve de dévorer mes testicules. »
Pour les dirigeants équatoguinéens, ce solitaire qui entretient des relations conflictuelles avec l’opposition intérieure – dont la figure de proue est le socialiste Placido Miko – n’est qu’un « terroriste » d’ores et déjà condamné à… 121 ans de prison. Quant au « financier » libanais, il s’agirait – le conditionnel est de rigueur – du courtier en pétrole libano-britannique Élie Khalil, qui a anglicisé son nom en Ely Calil. Ancien proche du président nigérian Sani Abacha et ancien conseiller personnel du chef de l’État sénégalais Abdoulaye Wade, Calil, qui est installé à Londres, est un homme d’influence qui intéresse le juge français Renaud Van Ruymbeke – lequel le fit d’ailleurs très brièvement arrêter, à Paris, en juin 2002, dans le cadre de l’affaire Elf, avant de le libérer le lendemain sous caution, après une intervention du parquet. Ami de Severo Moto, celui qui fut l’un des lobbyistes les mieux rétribués de la défunte Elf – au Nigeria notamment – avait-il pour ambition de « mettre la main sur le pétrole équatoguinéen ? De retour à Malabo, Obiang Nguema y croit en tout cas suffisamment pour… téléphoner à Abdoulaye Wade, afin de protester contre les « agissements » de Calil. Étonné, le président sénégalais lui répond que le trader s’est depuis quelque temps éloigné de Dakar. C’est dans ce lourd climat que, si l’on en croit un proche d’Obiang, les services de sécurité équatoguinéens reçoivent, dans la matinée du 4 mars, une double information émanant de leurs collègues angolais et sud-africains : un coup d’État se prépare pour le lundi 8 mars et une « cinquième colonne » est déjà en place, à Malabo même. Aussitôt, la police et l’armée se déploient dans la capitale, visitent tous les hôtels et contrôlent les identités de tous les étrangers, raflant au passage plusieurs centaines d’immigrés en situation plus ou moins irrégulière (voir encadré). Dans la nasse, une quinzaine de suspects appartenant à huit nationalités différentes et résidant dans deux villas un peu à l’écart de la ville sont retenus et interrogés, le 6 mars. Parmi eux, le Sud-Africain Nick Du Toit (48 ans).
Cet ancien militaire devenu homme d’affaires vit à Malabo depuis huit mois. Introduit en Guinée équatoriale par Antonio Javier, un ancien ambassadeur en Russie, il gère officiellement la compagnie d’aviation Panac, fondée par ce dernier. Un « business » dans lequel il s’est associé avec le propre frère du président, Armengol Ondo Nguema, par ailleurs patron de la sécurité d’État. Une simple « couverture » destinée à abuser ce dernier, dira-t-on plus tard.
Sans que l’on sache très bien dans quelles circonstances ont été recueillis ses présumés aveux, Du Toit ne se fait guère prier pour raconter sa vérité. Lui et ses amis devaient, affirme-t-il, se rendre à l’aéroport au cours de la nuit du 7 au 8 mars à bord de cinq véhicules 4×4 de location afin de réceptionner un avion de mercenaires. Puis de conduire ces derniers vers le Palais présidentiel afin de s’emparer d’Obiang Nguema. Ce dernier aurait été emmené de force en exil – vraisemblablement aux îles Canaries – à bord du même appareil. Lequel était ensuite censé rapatrier à Malabo le nouveau chef de l’État : Severo Moto. Nick Du Toit répétera d’ailleurs sa « confession » lors d’un show télévisé organisé en présence du corps diplomatique. Fin du troisième épisode.
Dans la nuit du 7 au 8 mars, lorsqu’ils reçoivent l’information selon laquelle un Boeing 727 avec soixante-quatre mercenaires (ou présumés tels) à son bord est bloqué sur l’aéroport d’Harare, puis lorsqu’ils apprennent, quelques heures plus tard, la destination de l’appareil – Malabo -, Obiang Nguema et ses proches font immédiatement le rapprochement. La boucle est bouclée : Mann et Du Toit, même combat. Après tout, tous deux n’ont-ils pas travaillé ensemble à Executive Outcomes ?
À Malabo comme à Harare, où quatre-vingt-cinq personnes, au total, ont été inculpées dans le cadre de cette affaire (on annonce des procès « transparents »), l’heure est désormais à l’apaisement. Prudent, le président Obiang s’est ainsi abstenu de relayer les accusations de son homologue Robert Mugabe – qui a des comptes personnels à régler – quant à l’implication de la CIA et du MI6 dans le complot. Il se contente, si l’on peut dire (car la chose paraît impossible, même si la défaite du Parti populaire aux législatives espagnoles ne fait pas les affaires de l’opposant), d’exiger de Madrid soit l’arrestation et le jugement de Severo Moto, soit son extradition. Quant à l’existence, un moment évoquée de source officieuse, d’un présumé camp d’entraînement de mercenaires au Cameroun, elle n’a jamais été prise au sérieux – fût-ce par Obiang lui-même.
Dans la tourmente enfin, le président équatoguinéen a pu compter ses amis parmi ses pairs. Mouammar Kadhafi a été l’un des premiers à l’appeler pour lui témoigner son soutien. Olusegun Obasanjo et Sam Nujoma se sont rapidement manifestés. Thabo Mbeki et José Eduardo Dos Santos ont été décisifs. Robert Mugabe aussi, bien sûr.
Restent les nombreuses zones d’ombre que l’enquête promise se devra d’éclairer. Ely Calil et Severo Moto, cités par Du Toit, ont ainsi fermement démenti toute participation à cette tentative que l’opposant qualifie d’ailleurs de montage pur et simple. Les circonstances des aveux de Mann et de Du Toit demeurent opaques, tout comme la personnalité de ce dernier et les liens (contractuels, dit-on à Malabo) qui sont censés les unir. Certains évoquent même, sans trop y croire, l’hypothèse d’un piège tendu par les Sud-Africains, qui auraient manipulé puis livré les mercenaires afin de mieux prendre pied sur cette éponge à pétrole qu’est l’île de Bioko. « On dit beaucoup de choses, confie un diplomate européen en poste à Malabo, mais ce qui est sûr, c’est qu’une arnaque aussi sophistiquée, dans l’hypothèse où il s’agirait de cela, n’est absolument pas à la portée des services équatoguinéens. Je ne crois donc pas à la thèse d’une machination montée par Obiang pour couvrir je ne sais quel règlement de comptes interne. Pour le reste, tout est possible. »
Ce qui est sûr aussi, c’est que la Guinée équatoriale peut rendre fou. Dans le roman de Forsyth, les mercenaires convoitaient une montagne de platine. Dans la réalité, le Graal qui fait tourner les têtes est un océan de pétrole…
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