Moroccan Connection
Quelques jours après les terribles attentats du 11 mars à Madrid, les contours d’une véritable « filière marocaine » d’el-Qaïda se dessinent peu à peu.
L’ineffable Silvio Berlusconi, président du Conseil italien, les appelle « les quatre Bédouins d’el-Qaïda » et les juge biologiquement incapables d’avoir organisé et réalisé les attentats du 11 mars, lesquels ne peuvent avoir été pensés que par « des esprits très sophistiqués ». N’en déplaise au Condottiere, un habitué des saillies racistes, ce sont pourtant bien des Marocains que la police espagnole détient et interroge depuis quelques jours dans le cadre de son enquête sur le carnage de la gare d’Atocha (plus de 200 morts et quelque 1 500 blessés) : comme quoi on peut être maghrébin et aussi machiavélique que Berlusconi est primaire. Sur les dix suspects arrêtés à la date du 19 mars, six sont en effet originaires du royaume et une quinzaine d’autres sont activement recherchés à travers la péninsule alors que se dessinent peu à peu les contours d’une véritable « filière marocaine » d’el-Qaïda… Trois jours après les attentats, les inspecteurs du Centro Nacional de Inteligencia – la DST espagnole – interpellent, devant sa boutique de téléphonie mobile, un dénommé Jamel Zougam, 30 ans, fils d’un petit commerçant tangerois, installé à Madrid depuis 1983. Celui qui apparaît à ce jour comme le personnage clé du réseau terroriste du 11 mars se contente de répéter depuis son arrestation qu’il ne « dépend que de Dieu » et que seul Dieu lui importe : un discours en boucle, mais un itinéraire linéaire. Radicalisé à la fin des années 1990, cet ancien marchand de fruits et légumes reconverti dans le commerce des cellulaires – une activité prisée des islamistes vivant en Europe – a en effet fréquenté plusieurs figures de référence de la nébuleuse intégriste. Le mollah Krekar, tout d’abord, fondateur du mouvement islamiste kurde Ansar el-Islam, installé à Oslo, en Norvège, depuis quelques années : Zougam lui a rendu visite à plusieurs reprises. L’émir salafiste marocain Mohamed el-Fezzazi, ensuite. Condamné à trente ans de prison pour avoir inspiré les kamikazes de Casablanca en mai 2003, ce Fassi de 56 ans, qui exhortait ses partisans à utiliser le téléphone portable comme « une arme de l’islam », a beaucoup prêché en Allemagne entre 1998 et 2001, avant de regagner le royaume. Zougam fut l’un de ses disciples. Les frères Benyaïch, enfin, deux « Afghans » franco-marocains (le troisième est mort à Tora Bora) aujourd’hui détenus en Espagne et au Maroc, qui ont longtemps servi à Madrid de sergents recruteurs et de passerelles entre la filière marocaine et l’internationale islamiste. Jamel Zougam a, un moment, partagé un appartement avec Abdelaziz Benyaïch, qu’il admirait pour avoir combattu au Daghestan. Plus intéressant encore : la police a établi que Zougam a effectué un voyage à Tanger et à Casablanca trois semaines avant les attentats du 16 mai 2003. Même si sa participation à ce forfait n’est pas établie, Jamel Zougam n’en est pas moins une « personne ressource » d’un intérêt capital. Via les frères Benyaïch, le lien se fait avec el-Qaïda. Via le mollah Krekar, avec Ansar el-Islam et, au-delà, avec le Jordanien Abou Musab el-Zarkawi, dont on croit savoir (voir J.A.I. nos 2217 et 2249) qu’il fut le commanditaire des attentats de Casablanca. Via l’émir Fezzazi, enfin, avec les poseurs de bombes analphabètes de Sidi Moumen.
Comme on dévide une pelote, les enquêteurs espagnols et marocains découvrent chaque jour de nouvelles connexions. Entre les frères Benyaïch, par exemple, et Youssef el-Jamaïqui (de son vrai nom Andrew Rowe), un Britannique d’origine jamaïcaine, ancien de Bosnie, considéré comme particulièrement dangereux, toujours en fuite, et qui anima, en 2002, un stage de formation au maniement des explosifs dans une forêt aux environs de Rabat. Entre Jamel Zougam et Mohamed Guerbouzi, alias Abou Issa, un Marocain originaire de Larache, fondateur à Londres du Groupe islamique combattant marocain et élève du célèbre et inquiétant prédicateur jordanien d’origine palestinienne Abou Qotada el-Falestini. Également arrêtés à Madrid le 13 mars, le demi-frère de Zougam, Mohamed Chaoui, et son ami Mohamed Bekkali auraient, eux, été en contact avec une demi-douzaine de suspects marocains recherchés par Rabat et désormais visés par le CNI espagnol. Dans cette toile d’araignée complexe, l’aspect purement crapuleux n’est pas, enfin, à négliger, ne serait-ce que parce que les émirs salafistes marocains ont toujours considéré comme licite l’utilisation du racket, voire de la prostitution, lorsque les moyens ainsi dégagés sont mis au service du djihad. Le Nord marocain, d’où sont originaires les détenus de Madrid, est aussi une terre de hachisch, de contrebande et de narcotrafic. À preuve : Hichem Temsemami, imam à Tolède, arrêté par la police espagnole puis extradé il y a quelques jours vers le Maroc dans le cadre de l’enquête sur les attentats de Casablanca, est le propre frère du grand baron de la drogue dans le Rif, Rachid Temsemami. Quant à Zougam lui-même, il s’était fait une vraie spécialité dans le « bidouillage » des cartes téléphoniques prépayées et autres puces trafiquées.
Deux leçons importantes – parmi d’autres – doivent être tirées du 11 mars espagnol. La première concerne el-Qaïda, mouvement en évolution constante fondé en 1988 comme une sorte d’organisation parapluie et de forum où les islamistes adeptes du djihad venaient partager leurs ressources et leur expertise. À l’évidence, « la base » est retournée à ses racines, ainsi que le démontrent son éclatement et sa déstructuration de plus en plus prononcés, qui permettent désormais aux Maghrébins d’y jouer un rôle prépondérant. L’Égyptien Aymen el-Zawahiri, numéro deux d’el-Qaïda, s’est toujours méfié des militants originaires du Maroc, d’Algérie ou de Tunisie, qu’il jugeait peu fiables. Transformant peu à peu l’organisation en une quasi-armée, hiérarchisée, centralisée et dirigée depuis l’Afghanistan, le très stalinien Zawahiri a toujours veillé à ce que les ressortissants du Maghreb n’y occupent que des postes d’exécutants. Le Libyen Ibn Cheikh el-Liby et le Mauritanien Mahfouz Ould Walid, alias Abou Hafs, détenus à Guantánamo, ont ainsi été les deux seuls originaires d’Afrique du Nord – avec Zawahiri lui-même – à occuper des postes de commandement au sein d’el-Qaïda. Mais les temps ont changé. Traqué dans les zones tribales pakistanaises, le bras droit de Ben Laden a dû laisser se déliter sa belle machine en une multitude de cellules quasi autonomes et laisser la place à des leaders de rechange comme Abou Musab el-Zarkawi, nouvelle figure mythique des djihadistes maghrébins. Présent sur le terrain en Irak, le Jordanien a sa propre organisation (el-Tawhid) et s’est toujours comporté en franc-tireur d’el-Qaïda.
L’autre leçon concerne les services de sécurité marocains eux-mêmes. Contrairement aux Saoudiens, qui ont longtemps tergiversé après le 11 septembre 2001 avant de collaborer avec la CIA dans une enquête qui visait en priorité leurs propres compatriotes, les policiers marocains ont très rapidement réagi, dépêchant à Madrid quelques-uns de leurs meilleurs spécialistes. Une collaboration qualifiée d’exemplaire, qui ne doit pas faire oublier les dysfonctionnements du passé. On sait ainsi que les Marocains avaient, à plusieurs reprises, attiré l’attention des Espagnols en 2003 sur la dangerosité de Jamel Zougam, sans être écoutés. Sans doute les rapports difficiles qu’entretenait alors José María Aznar avec le roi Mohammed VI ont-ils été pour quelque chose dans ce rendez-vous manqué. On sait aussi que la police chérifienne fit longtemps la sourde oreille aux avertissements de son homologue allemande, en 2002, à propos des agissements et des contacts suspects de l’émir Fezzazi et de quelques autres. Cible à l’époque d’une campagne médiatique assez irresponsable, qui alla jusqu’à intimider le Palais, le général Laanigri, patron de la DST, fut contraint de libérer plusieurs leaders salafistes, dont Fezzazi, et de relâcher la pression policière sur leurs réseaux. Dans un cas comme dans l’autre, nonobstant ces atermoiements, les attentats de Casablanca et de Madrid, qui firent au total 246 morts, auraient peut-être pu être évités. Mais on ne refait pas l’Histoire, surtout lorsqu’elle est tragique… (Voir aussi pp. 42-43.)
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