Le « mur de la honte »

Censée empêcher l’incursion de terroristes, la « clôture » érigée par l’État hébreu en Cisjordanie vise surtout à sanctuariser les blocs de colonies juives.

Publié le 22 mars 2004 Lecture : 5 minutes.

L’affaire est entendue. Ou devrait l’être : la prétendue « clôture de sécurité » qu’édifie Tsahal depuis mai 2002 à la frontière israélo-cisjordanienne ne vise qu’accessoirement à protéger les citoyens de l’État hébreu contre des attaques terroristes. Et inutilement : nul n’empêchera jamais tout kamikaze de se faire exploser à Jérusalem ou à Tel-Aviv. Son but essentiel est de « sanctuariser » les principaux blocs de colonies juives dans les Territoires occupés : en les annexant de facto, puisqu’ils se retrouveront à l’ouest de cette barrière de séparation d’une longueur totale de 660 km (360 sont achevés) et qui a déjà coûté la bagatelle de 20 millions de dollars. Soit une illégalité qui s’ajoute à une première illégalité (voir J.A.I. n° 2251). Ariel Sharon en est tellement conscient qu’après quelques velléités d’engager une bataille juridique devant la Cour de La Haye il a préféré, sans vergogne, qualifier de « cirque » les débats de cette haute juridiction. Cela étant, il convient de détailler les tenants et les aboutissants d’une entreprise humainement monstrueuse que le gouvernement d’Israël, dans un mixte d’arrogance et d’hypocrisie, semble en passe de faire tolérer par la communauté internationale.
L’idée, malencontreuse, de séparer physiquement Israéliens et Palestiniens a d’abord été émise du côté travailliste. En mai 2002, à la suite d’Amram Mitzna et imité par Benyamin Ben Eliezer, alors ministre de la Défense, Haïm Ramon avait préconisé la construction d’une barrière de quelque 400 kilomètres à la frontière de la Cisjordanie et le long de la bande de Gaza.
Mais ce mur, dans leur esprit, devait suivre la « Ligne verte » : celle de l’armistice de 1949, restée frontière de fait jusqu’au 4 juin 1967. Le projet suscita, dans ce premier temps, l’opposition des colons et de l’extrême droite nationaliste. Partisans d’un « Grand Israël » s’étendant de la Méditerranée au Jourdain, les uns et les autres y voyaient l’esquisse d’une coupure définitive au coeur du territoire qu’ils ambitionnaient.
D’où la troisième solution, vicieuse, imaginée par Ariel Sharon. S’écartant de la « Ligne verte », sa barrière dite de sécurité s’enfoncerait, parfois profondément, à l’intérieur de la Cisjordanie afin d’envelopper les principaux blocs de colonies implantées illégalement depuis 1967. Ainsi apaiserait-on les colons tout en morcelant le reste du territoire cisjordanien, éventuellement abandonné aux Palestiniens, en une série d’enclaves sans véritable continuité, qu’on a pu comparer aux bantoustans de l’Afrique du Sud, au temps de l’apartheid. Selon un rapport de l’ONU du 10 novembre 2003, le mur, au vu des plans alors arrêtés, empiétera sur au moins 14,5 % de la Cisjordanie et affectera directement 680 000 Palestiniens, soit qu’ils se retrouveront à l’ouest de la barrière, ou à l’est, mais coupés de leurs terres. Dès le mois de mai, une étude de la Banque mondiale estimait que 83 000 oliviers et 37 kilomètres de tuyaux d’irrigation avaient déjà été détruits lors de la construction des premiers tronçons, dans le nord de la Cisjordanie.
Mais ces chiffres ne donnent qu’une idée abstraite des réalités sur le terrain. À Kalkilya, près de la « Ligne verte », à l’ouest de Naplouse, peut écrire, dans Le Monde diplomatique, Gadi Algazi, professeur d’histoire à l’Université de Tel-Aviv, militant de l’organisation judéo-arabe Taayoush (« Vivre ensemble »), « des barbelés entourent quelque 40 000 habitants, qui ne peuvent accéder au reste de la Cisjordanie que par une seule porte. Plusieurs villages de la région sont encerclés de la même manière. La seconde grande enclave comprend Tulkarem et ses environs (74 000 habitants). » Soit, un peu plus au nord, Zeita, petit village de 2 800 habitants proche de Baqa al-Sharkiya, qui reste, lui, à l’est de la barrière. « À l’extrémité ouest, les rues s’arrêtent brutalement ; voici une profonde tranchée. Au loin, on entend les bulldozers. Il est encore possible [en juillet 2003] de franchir la clôture pour atteindre la maison où vivent M… et sa famille. Il fait partie des quelque 11 000 Palestiniens pris en sandwich entre le mur et la Ligne verte. La barrière les sépare du village. Les arrivées d’eau et d’électricité ont été coupées. Pour qu’ils puissent se rendre à l’école, on a installé les enfants chez des parents au village. Combien de temps cette famille devra-telle vivre dans ce no man’s land ? Certaines nuits, les soldats israéliens tirent au fusil et crient « Allez-vous-en ! » »
Autre exemple, plus au sud, Mas’ha, village jadis prospère de 7 000 habitants animé alors par un marché hebdomadaire fréquenté par de nombreux Israéliens. Extrait d’un reportage de Stéphanie Le Bars, dans Le Monde du 17 mai 2003 : « Selon les plans actuels, présentés en mars aux villageois, 95 % de leurs terres vont se retrouver à l’ouest du mur. Les habitations et les 2 500 habitants du village resteront, eux, à l’est, coupés de leur principale source de revenus : l’agriculture. […] Nazih Chalabi a perdu 12 des 12,5 hectares que sa famille possédait depuis des générations. Comme d’autres, il a tenté de récupérer des oliviers déracinés pour les replanter : mais, côté est, il n’y a plus guère de terre disponible et il a dû y renoncer. Par le biais d’un trafic encore opaque, certains arbres « abandonnés » se retrouvent parfois en Israël. » Opacité toute relative, d’ailleurs. Le professeur Gadi Algazi le confirme, en effet : si plus de 80 000 arbres ont déjà été déracinés, cela « a donné naissance à un véritable trafic d’oliviers, lesquels ont été replantés dans les villas de nouveaux riches Israéliens » – le vol pur et simple complétant ainsi la barbarie écologique.
Toutefois, commente encore le professeur Algazi, « l’affaire ne se résume pas à des expropriations et des annexions. […] Le mur n’est qu’un élément d’une entreprise bien plus vaste. Ce qui se construit, ce n’est pas une séparation – le « mur de l’apartheid », comme l’appellent ses opposants -, mais tout un système de clôtures, de murs et d’enclaves qui détruisent l’ensemble de la Cisjordanie. » Soit un « projet politique global » qui vise à « empêcher toute continuité territoriale d’un futur État palestinien. Même l’accès aux enclaves serait aux mains des Israéliens. »
Bref, ni véritable barrage antiterroriste, ni simple séparation entre deux peuples, ce nouveau « mur de la honte » représente une authentique machine de guerre contre la seule perspective de paix généralement admise : la coexistence de deux États, palestinien et israélien, de part et d’autre de la Ligne verte. Dès lors, on ne peut que s’étonner de la frilosité manifestée à son égard par une fraction non négligeable de la communauté internationale (voir encadré).

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