Le cas Bernard Lewis

Depuis son premier livre, paru en 1940, l’universitaire américain s’est surtout employé à souligner les carences du monde arabo-musulman.

Publié le 22 mars 2004 Lecture : 5 minutes.

Question : peut-on connaître à la manière d’un érudit une grande religion, l’islam, ou une civilisation née d’elle, l’« ottomane », sans l’aimer ? Peut-on longuement frayer avec les musulmans sans leur donner l’accolade ? Enfin, peut-on appliquer toutes ces interrogations à Bernard Lewis ? Spécialiste américain – depuis sa naturalisation en 1982 – de l’islam turc, mondialement connu et respecté à juste titre dans les milieux académiques, ce professeur de Princeton, qui paraît bourru et froid, un peu hautain, à moins qu’il ne soit réservé et courtois, ne se livre que parcimonieusement.
Depuis son premier ouvrage, Les Origines de l’isma’ilisme, paru à Cambridge en 1940, toute son oeuvre tourne autour d’un seul sujet, presque une obsession : les carences de l’islam. Il suffit de jeter un coup d’oeil à sa biographie publiée par le Who’s Who de cette année pour s’en convaincre. Outre la Turquie, ses thèmes de prédilection sont les minorités en terre d’Islam. La minorité est un paradigme à partir duquel tout l’islam est passé au peigne fin. Un ouvrage fameux consacré à la secte des Hachichins du XIIe siècle ouvre la série : Les Assassins (1967 en anglais, traduction française chez Complexe en 1982). Viennent ensuite Race et couleur en Islam (Payot, 1971), Juifs en terre d’Islam (Flammarion,1984), Sémites et antisémites (Fayard,1986), Race et esclavage au Proche-Orient (Gallimard,1990). À voir tous ces titres, on se rend vite compte que Bernard Lewis, qui reçut en 1998 l’Atatürk Peace Prize, très haute distinction en Turquie, n’est pas seulement un spécialiste de l’islam, pas même turc, mais surtout l’historien incontesté de la place des minorités en Islam. Ce qui change complètement la donne.
Alors, raciste, le spécialiste du racisme en terre d’Islam ? Pas si simple, car le professeur émérite de Princeton est infiniment plus raffiné que le premier xénophobe venu. Et s’il est islamophobe, il ne peut l’être qu’en col blanc, en gentleman. D’ailleurs, il s’en défend en disant : « On est souvent plus sévère avec le semblable qu’avec le dissemblable. » Soit. Voyons son ouvrage Que s’est-il passé ? (Gallimard, 2002). Bernard Lewis y explique que cette étude était sous presse au moment des attentats du 11 septembre 2001. On a donc une sorte de testament écrit de l’avant- et de l’après-11 septembre. Bernard Lewis a-t-il changé à cette occasion ? La polémique qui l’a opposé à Edward Saïd, autre grand intellectuel américain (d’origine palestinienne), décédé en 2003, a-t-elle eu quelque incidence sur sa nouvelle vision de l’islam ? D’abord, le titre : Que s’est-il passé ? auquel il ajoute un sous-titre : L’Islam, l’Occident et la modernité, ce qui signifie d’emblée que l’oeuvre est hétérogène. Attention, danger. Car dans ce genre de travaux, il y a plus d’opinions personnelles que de faits avérés, plus de subjectivité que de science. Qui trop embrasse, mal étreint, dit le proverbe. Dans un post-scriptum, on apprend que ce livre est le fruit d’une série de conférences données auparavant par l’auteur ou des articles de revues réactualisés. Ici, le plus important est l’assemblage du livre, son introduction bien sûr, mais aussi sa conclusion. Que constate-t-on ?
De prime abord, tout paraît cohérent et scientifique. Mais, en approfondissant, on se rend compte que la période des colonisations, principal facteur de la décadence arabe et musulmane, est passée sous silence. Dans la conclusion, Bernard Lewis écrit : « Les Arabes pouvaient rendre responsables les Turcs qui les avaient dominés pendant tant de siècles. Les Turcs, en retour, pouvaient attribuer l’ankylose de leur civilisation au poids mort que représentait le passé arabe dans lequel leurs énergies s’étaient peu à peu engluées. Les Persans pouvaient imputer aux Arabes, aux Turcs et aux Mongols sans discrimination la disparition de leur gloire d’antan. » Le lecteur peu averti pensera sans doute que dans la mesure où toutes les nations font le même reproche à leurs voisins, il était normal que les Arabes, eux aussi, attribuent aux Turcs leur retard historique. Que nenni ! Une note en bas de page précise qu’Ibn Khaldoun (1332-1406), le grand sociologue arabe, ne partage pas le point de vue de Bernard Lewis – honnêteté intellectuelle oblige -, car les Turcs auraient été une « manifestation de la bienveillance de Dieu en direction des musulmans » ! On voit bien l’orchestration de l’idée : Bernard Lewis accepte d’être contredit, à condition que cela soit fait par Ibn Khaldoun – qui ne peut répondre – et que la charge soit encore plus rude pour les Arabes.
Un autre mécanisme utilisé par Bernard Lewis consiste à annuler les quelques appréciations positives sur l’islam en les noyant dans un flot d’images négatives. Voici un exemple : « L’attention médiatique donnée dans le monde entier aux idées et aux actes d’Oussama Ben Laden et des talibans qui l’hébergeaient a permis de percevoir avec encore plus d’acuité l’éclipse de la civilisation qui, en son temps, fut la plus admirable, la plus avancée et la plus ouverte de toute l’histoire de l’humanité. » On comprend donc que la civilisation musulmane aurait pu être la plus sublime, à condition de supprimer Oussama Ben Laden. Il y a là une substitution du petit détail assassin qui englobe et pervertit la grande civilisation de l’Islam. Jamais donc Bernard Lewis ne dira ouvertement que l’islam est négatif, mais ses phrases, sibyllines et réversibles, peuvent être entendues dans un sens comme dans l’autre. Et l’auteur, à tout moment, peut vous apporter sur-le-champ un démenti cinglant. La propension de Lewis est de montrer la grande négligence des pays musulmans d’aujourd’hui qu’il étudie en replaçant cette « incompétence » dans un cadre théoriquement incontestable. Tel un impressionniste, il lâche par moment des jets de peinture qui conduisent le regard vers une seule lecture du tableau. Dans Comment l’Islam a découvert l’Europe (Gallimard,1984), la subtilité consiste à montrer la filiation grecque, latine, byzantine ou juive de tout ce qui, en Islam, a incarné la connaissance. Invariablement, le talent vient d’ailleurs. Position révisionniste qui consiste à recomposer le génie arabe selon les critères actuels. À la manière des orientalistes du passé, le comte de Gobineau, Ernest Renan et d’autres, Bernard Lewis pense que les Arabes ne peuvent être à ce point indigents aujourd’hui s’ils avaient été créatifs, comme on le dit, et supérieurement conquérants par le passé. Il y a donc contradiction, une affreuse méprise. Bernard Lewis ne veut pas expliquer pourquoi les Arabes ont été des penseurs émérites, il veut expliquer pourquoi nous n’avons pas compris qu’ils ne l’étaient pas : vizirs chrétiens, médecins juifs, astronomes persans ou byzantins, grammairiens nestoriens, mathématiciens grecs, navigateurs turcs. Toutes les races sont valorisées à l’exception de la souche arabe, qui arbore l’habit du prédicateur hargneux. Il ne reste plus maintenant qu’à déshabiller le roi qui est déjà presque nu, en l’affublant d’une image difforme d’autorité brute et de violence.
Bernard Lewis n’est pas le seul à être (ou à devenir) islamophobe à force de voir les mauvais côtés de l’islam, mais il est le plus emblématique. De nombreux émules, le talent en moins, jettent l’opprobre sur les Arabes d’aujourd’hui, incapables, selon eux, de contenir le poison du terrorisme international, de neutraliser les kamikazes palestiniens et de chasser à temps leurs dictateurs.
Entre idéologie négative et réalité concrète, entre espoir et utopie, le monde arabe est appelé de l’extérieur à son ultime sursaut : l’autocritique.

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