L’autre séisme
Quand les poseurs de bombes ont frappé Casablanca l’an dernier, on voulait encore se persuader que le massacre avait été fomenté de l’étranger. Avec les attentats de Madrid du 11 mars, nul ne peut plus contester que des Marocains se retrouvent désormais e
Cela s’appelle un virage à 180 degrés. Il aura fallu à l’opinion marocaine un peu moins de trois ans pour admettre que le Maroc n’est pas une île, miraculeusement préservée des courants terroristes par un islam tolérant, des services de sécurité vigilants, le ciment de la monarchie, une tradition humaniste. En 2001, malgré l’implication du Franco-Marocain Zacarias Moussaoui dans la cellule des kamikazes du World Trade Center, on pouvait considérer qu’il s’agissait là d’un cas isolé et que Kaboul resterait à jamais éloigné de Rabat. Quand les poseurs de bombes ont frappé Casablanca, le 16 mai 2003, on voulait encore se persuader que si les simples exécutants étaient des Marocains, le massacre avait été conçu et fomenté de l’étranger. Aujourd’hui, nul ne conteste plus que Zougam, Benyaïche, Temsamani, Bekkali, Chaoui et sans doute d’autres qui émergent peu à peu de la nébuleuse intégriste sont bel et bien nés de ce côté-ci du détroit…
Pour reconnaître que des Marocains se trouvent désormais en première ligne aux côtés des terroristes d’el-Qaïda, la volte-face n’a pas été facile.
Premier mouvement : la presse marocaine s’engouffre, sans trop y croire, sur la piste de l’organisation séparatiste basque ETA que lui désigne le chef du gouvernement espagnol José María Aznar, tandis que, au café, on se prépare au pire, c’est-à-dire à voir les enquêteurs opter pour celle de la mouvance islamiste, avec la découverte de ce Coran opportunément déposé – mais par qui ? – dans une poubelle. On éprouve alors surtout des craintes pour les émigrés marocains en Espagne, ces ouvriers agricoles d’El-Ejido qui n’avaient certainement pas besoin que pèsent sur eux de nouveaux soupçons pour exciter encore davantage les bandes fascistes qui les ratonnent. Cependant, sitôt qu’apparaissent les noms des Marocains mêlés à l’attentat, l’évidence s’installe. Avec elle, les articles rejoignent l’opinion et une véritable consternation s’abat sur le Maroc.
Deuxième mouvement : il ne s’agit plus de mettre en doute l’information, mais de « gérer » au mieux ses conséquences.
– En minorant l’événement représenté par la présence des Marocains dans le réseau terroriste : quoi de plus « normal », au vu de la simple carte démographique de l’Europe du Sud, que de trouver des ressortissants marocains dans leur principale région d’accueil ? Ils sont plusieurs centaines de milliers à faire pousser des tomates en Espagne. C’est leur absence parmi les suspects qui aurait été étonnante. Quatre jours après le drame de Madrid, les félicitations royales à Poutine et l’accueil du prince Andrew par le prince Moulay Rachid s’étalant à la une du Matin du Sahara manifestent que la vie a repris son cours.
– En tentant d’annuler l’existence même d’un « facteur national » : on a souvent dit que « les terroristes n’ont pas de patrie » et que l’appartenance à des réseaux cosmopolites a, en quelque sorte, pour effet de trancher les racines de leurs membres. Quand ils scandent « Nous sommes tous des Madrilènes », les participants marocains au sit-in devant l’Institut Cervantes mettent eux aussi leur nationalité en berne. Ce que le politologue Mohamed Tozy confirme en nous prévenant à son tour contre l’erreur qui consisterait à « analyser un phénomène déterritorialisé avec des mots anciens ». La présence de Marocains au sein d’el-Qaïda ne désigne pas pour autant le Maroc et « ne suppose en rien que ce pays soit plus vulnérable que d’autres ». On ne connaît, du terrorisme, que son « mode opératoire ». Pour le reste, on a affaire à une population de « mutants » qu’il serait vain de regrouper sous le drapeau de tel ou tel pays.
– En se persuadant que le Maroc est irréprochable dans la lutte antiterroriste : si quelqu’un doit être blâmé pour ses négligences, ce serait plutôt le fameux juge Baltasar Garzón qui n’a pas fait suffisamment usage des renseignements fournis par Rabat en laissant dans la nature les auteurs des attentats de Madrid, pourtant signalés dans le cadre de l’enquête sur le 16 mai à Casablanca. C’est l’Espagne qui n’a pas rempli son rôle de « barrière de l’Europe », tandis que les services de sécurité marocains, de leur côté, « dégainaient » avec une célérité remarquable : ils ont d’ailleurs envoyé à Madrid trois de leurs meilleurs éléments participer, dès le lendemain des attentats, à l’enquête conjointe.
– En mettant les siens à l’abri : chez les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD), dont plusieurs hauts responsables se sont joints, le 16 mars, à la cérémonie oecuménique d’hommage aux victimes organisée à la cathédrale de Rabat, on affiche la solidarité et la sérénité. Au secrétariat général du parti, on affirme que « les politiques ne referont certainement pas l’erreur commise après le 16 mai en exploitant ces événements tragiques pour des raisons politiciennes. Les résultats des élections municipales leur ont prouvé qu’ils avaient fait un mauvais calcul en jouant l’amalgame entre islamisme et terreur. Au contraire, c’est tous ensemble qu’il nous faut lutter pour que la violence ne fasse pas école. » Quant à l’avocat des salafistes marocains, Me Moussaïf Benhammou, que l’on dit parfaitement au fait des diverses composantes de la mouvance terroriste, il déclare les suspects de Madrid « inconnus dans ses dossiers et dans ceux de la salafyia djihadiste ».
À l’autre extrémité de l’échiquier politique, le même souci de s’exonérer d’éventuels « dommages collatéraux » s’exprime d’une manière différente : comme Zougam, le jeune Marocain arrêté, exploitait un locotorio (une sorte de combinaison madrilène entre le cybercafé et la téléboutique), certains y voient la preuve que « l’idéologie de la haine » n’a pas besoin de la misère pour se déployer. Les poseurs de bombes tangérois semblent être relativement prospères, et les bidonvilles de Casablanca ne sont donc pour rien dans leurs motivations, comme on s’empresse de le rappeler dans les rangs de la droite marocaine. Ou dans ceux de la gauche gestionnaire, soucieuse de son bilan social. Ainsi le quotidien Libération – organe de l’Union socialiste des forces populaires, USFP – profite-t-il de l’occasion pour enseigner à ses lecteurs que « la pauvreté au Maroc est une donne incontournable. Les pauvres de ce pays ne se sont jamais organisés en groupes terroristes pour assassiner des innocents… »
Troisième mouvement : à quelque chose, malheur est bon ! Et là, c’est, bien sûr, du changement politique survenu en Espagne qu’il s’agit. On n’a pas oublié ici que José Luis Rodriguez Zapatero, le nouveau Premier ministre espagnol, alors qu’il était encore dans l’opposition au « petit caudillo », avait eu l’audace de se rendre à plusieurs reprises au Maroc en 2001, tandis que la bataille pour le contrôle de l’îlot Leïla faisait rage et que le dialogue était presque rompu entre les deux voisins. Mohammed VI l’avait reçu au plus fort de la crise. Sans parler d’autres visites que le leader socialiste avait été contraint de démentir pour calmer les critiques dans son propre pays. Aujourd’hui, la presse marocaine manque de mots pour marquer toute sa satisfaction après l’élection de « l’ami socialiste » des Marocains dans une Espagne que l’on va jusqu’à qualifier « d’avenir du Maroc » après en avoir sans relâche célébré le passé arabo-andalou. La position prise par José Luis Rodriguez Zapatero dans la guerre américaine en Irak, sa décision de rapatrier les troupes espagnoles qui y avaient été engagées suscitent également l’adhésion sans réserve des Marocains, toutes tendances confondues.
Restent les dossiers posés sur la table entre Madrid et Rabat qu’un changement d’hommes et de majorité en Espagne n’aura certainement pas pour vertu de classer, du jour au lendemain : la contrebande, les présides contestés de Ceuta et Melilla, la concurrence que le nouveau port de Tanger menace de faire à Algésiras, l’émigration clandestine sur des pateras qui s’obstinent à couler malgré l’apparition des premières patrouilles mixtes maroco-espagnoles, et, bien sûr, cette sempiternelle question du Sahara occidental sur laquelle José Luis Rodriguez Zapatero est, en revanche, resté discret.
Mais il en faudrait davantage pour doucher l’enthousiasme des Marocains qui anticipent sur la « compréhension » que leur nouveau partenaire manifestera sans aucun doute à leur égard, fût-ce en contrariant les tendances de son propre parti, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), généralement considéré comme plutôt « pro-Polisario ». Et c’est à la psychologie qu’on laisse alors le soin de calmer les inquiétudes politiques : le vainqueur des élections espagnoles est un homme de paix, un intellectuel, tout le contraire de ce « phalangiste rentré » d’Aznar qui se sentait une affinité subliminale avec les nostalgiques de la Province espagnole. Bref, un ange qui émergerait d’une baignoire de sang…
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