La dure leçon de Madrid

Publié le 22 mars 2004 Lecture : 6 minutes.

Le 12 septembre 2001, le lendemain de la destruction par el-Qaïda des Twin Towers, j’assistais à Genève à une conférence organisée par un célèbre think-tank londonien, l’International Institute of Strategic Studies. Le monde était sous le choc. Était-ce le coup d’envoi d’une Troisième Guerre mondiale ? Jamais, au cours des deux derniers siècles, le continent américain n’avait fait l’objet d’une attaque, depuis l’incendie de la Maison Blanche par les Anglais en 1812. Que se passait-il ? Comment fallait-il réagir ? Parmi les participants à la conférence de Genève se trouvait un stratège en chambre du nom de Edward Luttwak. Le conseil laconique qu’il donna pour répondre aux terroristes fut : « Attrapez-les, tuez-les, ne les écoutez pas ! » Ce conseil fut suivi à la lettre par l’administration Bush – avec les résultats désastreux que l’on sait.
Contrairement à Luttwak, je pense qu’il est vital d’écouter les terroristes et d’essayer de comprendre ce qu’ils veulent faire. Comment, sinon, analyser les racines du terrorisme ? Si fanatiques et assoiffés de sang qu’ils soient, vouloir ignorer leurs griefs, c’est s’enfoncer la tête dans le sable.
On dit souvent que la violence des militants islamistes est purement gratuite, sans raison ni objectif. À ma grande surprise, c’est le sentiment qu’a exprimé le directeur du quotidien français Le Monde, Jean-Marie Colombani, lorsqu’il a écrit, le 16 mars, que les terroristes qui avaient fait exploser les trains de Madrid n’avaient d’autre programme que la haine et d’autre objectif que d’empêcher les progrès de la démocratie dans les sociétés musulmanes. À mon avis, cette analyse est totalement erronée.
Elle fait écho à la théorie insoutenable des néoconservateurs américains, selon laquelle les terroristes ne détestent pas ce que l’Amérique fait, mais ce qu’elle est. Les faucons de Washington prétendent que ce n’est pas la politique de Bush, de Blair et d’Aznar qui a provoqué une réponse par la violence, mais l’ambition fanatique des terroristes de détruire les sociétés occidentales « éprises de liberté ».

Le message des terroristes. Comment peut-on avancer des idées aussi fausses quand tout indique qu’il en va tout autrement ? Le message des militants islamistes est simplement : « Si vous nous tuez, nous vous tuerons ! » Une poignée d’extrémistes musulmans en colère contre-attaquent. Ils ne supportent plus l’arrogance et la brutalité occidentales et israéliennes, et ils ont pris les armes. Telle est la leçon de l’horrible violence de Madrid.
On peut dire qu’el-Qaïda – comme le Hezbollah au Liban, le Hamas dans les Territoires palestiniens et d’autres – cherchent à acquérir un pouvoir de dissuasion. Ils occupent le vide créé par l’incapacité des gouvernements arabes à tenir tête à Israël et à protéger leurs pays de la pression, du harcèlement et des guerres de l’Occident. El-Qaïda et d’autres tentent de faire ce que les Arabes, quelle qu’en soit la raison, sont incapables de faire.
Les attentats terroristes comme celui de Madrid sont odieux et indéfendables. Ils détruisent des vies innocentes et s’attaquent aux fondements même de la vie civilisée. Ils soulèvent à juste titre l’indignation. Mais les activistes diront qu’ils sont une réponse aux violences aussi indéfendables infligées aux sociétés arabo-musulmanes. Les sanctions occidentales contre l’Irak ont détruit des centaines de milliers de vies. L’utilisation d’obus à uranium appauvri a multiplié les cas de cancer en Irak de façon scandaleuse. Les victimes civiles de la guerre en Irak, en Afghanistan et dans les Territoires occupés sont traitées comme de la vermine dont la vie ne compte pas.
Dans les guerres coloniales telles que celles-ci, personne ne se soucie de faire le bilan des morts. Ariel Sharon, par exemple, ne s’est jamais beaucoup préoccupé des pertes palestiniennes. Bien avant qu’il ne fût Premier ministre, casser de l’Arabe était l’objectif numéro un de sa sanglante carrière.
George W. Bush et Tony Blair se sont-ils imaginé qu’ils pourraient envahir l’Irak, faire 20 000 morts, civils et militaires, entre 20 000 et 30 000 blessés, arrêter 10 000 « suspects » sans provoquer de violentes réactions ? Comment a-t-on pu être surpris ? N’est-ce pas une leçon de l’Histoire que l’occupation engendre l’insurrection ?
La responsabilité de Blair est particulièrement lourde parce que Bush aurait hésité à faire la guerre sans lui. Blair avait une chance de retenir Bush au bord de l’abîme. Mais il a passé outre à ses doutes, voulant à tout prix préserver les liens américano-britanniques. Sans doute s’est-il donné le bref frisson de jouer à la puissance mondiale, du moins jusqu’à ce que les choses tournent mal. Le terrorisme est aujourd’hui une menace beaucoup plus grande qu’avant la guerre en Irak, et le Royaume-Uni, grâce à Blair, est gravement exposé.
Dans l’espoir d’attraper Oussama Ben Laden, les Forces spéciales américaines ont lancé une opération de recherche et de destruction baptisée « Tempête de la montagne » – dans la zone tribale de la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan. En perte de vitesse dans les sondages, Bush a besoin de bonnes nouvelles avant l’élection de novembre. Qu’importe si quelques Afghans innocents de plus y laissent la vie.
La semaine dernière, en Israël, Sharon a lancé une autre opération militaire sanglante contre des villages et des camps de réfugiés surpeuplés de la bande de Gaza. C’est sa réponse rituelle aux attentats suicide. Dix nouveaux morts israéliens dans le port israélien d’Ashdod s’ajouteront aux 900 victimes israéliennes de la seconde Intifada. Israël a tué quelque 3 000 Palestiniens, dont de nombreux enfants. Et pourtant, Sharon s’accroche obstinément à l’idée qu’il peut vaincre et soumettre les Palestiniens par la force militaire. Il n’a aucune envie de négocier, parce que son intime conviction est que la violence, si horrible soit-elle, sert son dessein, puisqu’elle lui permet de s’emparer de nouveaux morceaux de territoire cisjordanien.
Les Israéliens sont-ils vraiment surpris que des Palestiniens désespérés se transforment en bombes humaines ? Croyaient-ils qu’ils pourraient voler leur terre aux Palestiniens, arracher leurs oliviers, détruire leurs maisons, parquer leurs jeunes dans des camps de concentration, abattre leurs enfants, écraser au bulldozers leurs villes et leurs villages sans risquer des représailles ?
Les guerres d’Irak et d’Afghanistan, la chasse à l’homme planétaire qu’est pour Bush la « guerre au terrorisme », le traitement impitoyable qu’inflige Israël aux Palestiniens, telles sont les trois grandes causes de la colère arabo-musulmane. La colère nourrit la réponse terroriste. Washington, de son côté, a ses fanatiques : les néoconservateurs qui prêchent le plus ardemment la guerre sont ceux qui s’imaginaient que renverser Saddam Hussein permettrait à Sharon d’imposer aux Palestiniens la brutalité de ses choix.

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Changer de politique. Que faire ? L’alerte terroriste est désormais un problème mondial. Elle change la qualité de la vie dans beaucoup de pays et absorbe une énorme quantité d’énergie et de ressources. Il est clair que les méthodes policières et la répression ne sont pas la solution.
Si pénible que cela soit pour les dirigeants des États-Unis, du Royaume-Uni et d’Israël, une négociation politique avec les militants islamistes est aujourd’hui indispensable. Si ces dirigeants ne sont pas disposés à négocier, leurs électeurs doivent les renvoyer chez eux, comme ont fait les Espagnols avec Aznar. Bush et Blair méritent d’être dépossédés du pouvoir par leurs électorats en raison de leur guerre mensongère et illégale. Que les Israéliens aient choisi pour Premier ministre un « tueur en série » montre à quel point ils se sont dévoyés et l’urgence avec laquelle ils doivent rentrer dans le droit chemin.
Il faut négocier une trêve avec l’islam radical. Des décisions difficiles mais essentielles doivent être prises pour répondre aux principaux griefs des Arabes et des musulmans. Le monde doit imposer un règlement – qui se fait attendre depuis si longtemps – du conflit israélo-arabe, plaie ouverte qui a infecté les relations entre les Arabes et l’Occident.
Les troupes américaines et britanniques doivent évacuer l’Irak après le transfert de souveraineté en juillet. Les Nations unies doivent avoir le soutien et l’argent nécessaires pour permettre à un Irak unitaire de retomber sur ses pieds. La plupart des bases américaines dans la région doivent être démantelées, et les troupes qui les occupaient transférées dans des endroits plus discrets. La « guerre contre le terrorisme » doit être mise en sourdine, ne serait-ce que parce qu’elle est un grand agent recruteur de terroristes. Par-dessus tout, l’Occident doit chercher la réconciliation plutôt que la confrontation et engager un dialogue sincère avec l’islam sous toutes ses formes, y compris les plus radicales.

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