La Corrèze, pas le Zambèze

Succès de librairie pour le pamphlet du Franco-Camerounais Gaston Kelman. Un auteur qui ne mâche pas ses mots.

Publié le 22 mars 2004 Lecture : 6 minutes.

Gaston Kelman, 50 ans, originaire du Cameroun, vit en France depuis 1983. Après être passé par l’Institut d’urbanisme de Paris, il a été nommé directeur de l’Observatoire urbain d’Évry, puis a dirigé la Maison des services publics de Courcouronnes (près de la capitale). Son livre Je suis noir et je n’aime pas le manioc, sorti en février, figure dans la liste des meilleures ventes : plus de 30 000 exemplaires ont été écoulés.
En homme de terrain, Gaston Kelman analyse les méandres de la France sociale et politique. Dans ce « pays des lumières », les chances sont loin d’être égales, selon que l’on est noir ou blanc. Gaston Kelman, Noir bourguignon – comme il se définit -, n’est pas tendre non plus avec son continent d’origine, « l’Afrique laxiste […] qui se complaît derrière des souffrances toujours réitérées ». Ce pamphlet, qui égratigne tout le monde, ne laisse personne indifférent.

Jeune Afrique/l’intelligent : Gaston Kelman, êtes-vous français ou franco-camerounais ?
Gaston Kelman : Les deux. Mais d’abord français. Si je suis né camerounais, je suis devenu français. Et c’est cette identité qui m’engage aujourd’hui. La France est mon
espace de vie, et celui de mes enfants.
J.A.I. : Votre livre est-il issu d’une commande d’éditeur ?
G.K. : Oui, c’est une commande. J’ai rencontré l’éditeur, je lui ai dit que j’écrivais de la fiction. Il préférait un essai. Nous avons parlé d’immigration. Il recherchait quelque chose qui allait dans le sens du pamphlet. C’était mon terrain !
J.A.I. : Vous êtes noir… et vous n’aimez pas le manioc ?
G.K. : Le manioc est un tubercule que l’on mange partout en Afrique. En France, on déguste les cuisses de grenouilles. Pour les Anglais, le Français, c’est le mangeur de grenouilles. Si l’on peut dire : « Je suis français et je ne mange pas de grenouilles », pourquoi pas « Je suis noir et je ne mange pas de manioc » !
J.A.I. : Que voulez-vous dire ?
G.K. : Je refuse d’être stigmatisé. Les Noirs français restent des subalternes aux yeux des autochtones. Certains se demandent comment on peut être noir et français, cadre et non éboueur. Moi je suis noir, bourguignon et cadre. Comme beaucoup d’autres. Je veux dire à la France qu’elle n’est pas composée seulement d’Auvergnats, de Normands, de Corses ou de Vendéens, mais aussi de Noirs, de Polonais, de Portugais, de Tamouls ou d’Arabes. Qu’elle cesse d’être coincée dans une prétendue multiculturalité qui n’est qu’une fuite en avant. Je voudrais être un Français et non un faciès.
J.A.I. : Vous voulez dire que la France est raciste ?
G.K. : Nul ne me contredira. Il est vrai que ce n’est pas un racisme bête et méchant de type Ku Klux Klan ou apartheid. Il est plus subtil, et souvent inconscient. Bref, c’est un racisme de stigmatisation et d’essentialisation. On oublie que la France doit en partie son rayonnement à des étrangers.
J.A.I. : Que préconisez-vous ?
G.K. : La fin de l’essentialisation ! Je refuse que ma fille et mon fils, nés en France, soient enfermés dans des schémas qui les associeraient viscéralement au Zambèze et non à la Corrèze. De quel droit leur ferait-on préférer la chenille de Ngoulemekon à l’huître d’Oléron, le dombolo kinois à la valse viennoise ? Qu’ils soient vus comme noirs et franciliens et non qu’on les accule à une blackitude suicidaire avec laquelle ils n’ont pas grand-chose à voir. Prenons l’exemple de deux enfants jumeaux nés à Bobo-Dioulasso, au Burkina Faso. L’un est élevé à la cour d’Angleterre et l’autre chez les Aborigènes de Nouvelle-Guinée. Qu’auront-ils de commun ? Rien. La culture est sociale et non ethnique ou raciale.
J.A.I. : Vous attaquez aussi l’Education nationale française…
G.K. : Je souhaite que l’on introduise aux programmes la traite des Nègres ou la guerre d’Algérie. On apprendra aux enfants l’histoire de la France, le sang versé par leurs aïeux pour cette nation. Mais je m’oppose à ce qu’on bassine mon fils avec le bambara, le wolof, qu’on lui parle du griot, comme c’est le cas dans certains établissements, sous le faux prétexte que cela fait partie de ses origines. Il n’y a pas de griot à Douala où je suis né. A-t-on tanné le cerveau du petit Sarkozy, du petit Devedjian ou du petit Gomez avec des histoires de Hongrie, d’Arménie ou du Portugal ? Occupons-nous à leur apprendre le français et l’anglais, qui leur seront d’une plus grande utilité.
J.A.I. : « Ne dites pas à mon voisin que je suis cadre, lui
croit que je suis éboueur », écrivez-vous.
G.K. : Vrai. Un jour une dame a écrit sur la fiche de mon fils « père : ouvrier spécialisé » alors que j’avais dit : urbaniste, cadre dans la fonction publique. On m’a aussi demandé, « l’Observatoire, c’est quelle association ? ». Pour certains, je devais gérer une tontine villageoise. Une fois, nous sommes allés visiter une épicerie sociale destinée à des personnes nécessiteuses. Alors que nous nous dirigions vers la salle de réunion, un homme est sorti de l’épicerie où il servait comme bénévole retraité pour me dire : « Monsieur, s’il vous plaît, vous, c’est par ici. » Il était convaincu que je me trompais de chemin. Pour lui, je ne pouvais être là que pour recevoir de l’aide.
J.A.I. : Que font les Noirs pour changer ces atavismes ?
G.K. : Pas grand-chose. Nous avons l’un des taux de diplômés le plus important en France. Mais nous restons victimes consentantes de cette essentialisation qui ne veut voir en nous que des ouvriers subalternes. Je pense à ce président africain qui disait que l’Afrique noire (650 millions d’âmes) sans la France (65 millions) est comme une voiture sans chauffeur… J’ai envie de hurler ! Il y a enfin la France qui impose à un pays « ami », la Côte d’Ivoire, comme ministres de la Défense et de l’Intérieur des rebelles aventuriers sans projets. Je me dis que l’Afrique n’en finit pas de mal partir !
J.A.I. : Vous n’êtes pas tendre avec la communauté noire en France…
G.K. : C’est un constat. Nos enfants squattent les abribus et les entrées d’immeubles, peuplent les quartiers adolescents des prisons. Évidemment, ils sont plus victimes que coupables. Victimes du fait que l’on n’a pas appris les règles du pays d’accueil à leurs parents. Et l’on préfère trouver de plates excuses à leurs parents, comme le chômage ou la difficulté de leurs emplois. Comme s’il n’existait pas de chômeurs blancs. En Bretagne, les marins-pêcheurs sont en mer. Leurs enfants ne sont pas pour autant dans la rue. Nous avons donc notre part de responsabilité.
J.A.I. : Entre quotas et descrimination positive, que choisiriez-vous ?
G.K. : Je suis favorable à tout ce qui équilibre les rapports. Après tout, aux États-Unis, il y a des progrès avec l’Affirmative Action. En France, il y a des quotas dans l’administration pour les handicapés. Pourquoi pas un système qui servirait de contrepoids à la ségrégation à l’emploi pour délit de faciès. Quand je passais à radio RMC, une auditrice blanche a témoigné que, pendant vingt-cinq ans, dans une entreprise de recrutement de cadres, elle avait reçu la consigne de ne recruter ni un Arabe ni un Noir.
J.A.I. : Vous dites, « je suis noir et je me soigne ». Le livre
vous a-t-il guéri ?
G.K. : Je vais mieux qu’il y a quelques années. J’espère surtout que mes frères d’épiderme (les Noirs) et de destin (les Français de toutes races) y trouveront leur compte.
J.A.I. : Quel est votre travail aujourd’hui ?
G.K. : Licencié en 2001, pour des raisons politiques, je me suis mis à mon compte comme consultant en problématiques migratoires. J’offre des prestations, des formations et des études, pour des collectivités locales et des offices HLM… Ce qui me donne l’occasion d’expliquer mes vues sur l’immigration. Ce livre est la matrice de ce travail.
J.A.I. : Que pensez-vous de la situation actuelle de l’Afrique ?
G.K. : Inquiétante. L’Afrique est le seul continent à vivre sous perfusion. Pourtant elle a les ressources qui pourraient la sauver et lui éviter de tendre la main. La République démocratique du Congo et le Congo regorgent de richesses, mais on sait tous dans quel état se trouvent leurs peuples.
J.A.I. : Retournez-vous au Cameroun ?
G.K. : J’y étais encore au mois de novembre. J’ai plaisir à y retrouver ma mère, les amis, les senteurs du pays. Ce que je ressens pour cette terre, mon fils ou ma fille ne peuvent le ressentir. Eux n’ont pas couru les rues, ils ne sont pas allés pêcher dans le lac à Dizangué ou cueillir tel ou tel fruit sauvage.
J.A.I. : Vous aimez donc le manioc ?
G.K. : À votre avis ?

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