Jusqu’où peut aller Aristide ?

Soutenu par la Communauté des Caraïbes (Caricom), le président déchu a quitté son exil de Bangui pour Kingston. Et continue d’accuser les Américains et les Français de l’avoir contraint à abandonner le pouvoir.

Publié le 22 mars 2004 Lecture : 6 minutes.

Jean-Bertrand Aristide est donc de retour dans les Caraïbes ! Après une escapade de deux semaines à Bangui, capitale de la Centrafrique, l’ancien président d’Haïti a posé ses valises, le 15 mars, dans une résidence bourgeoise mise à sa disposition par le gouvernement jamaïcain à Lydford, une localité située à 110 kilomètres de Kingston. Selon les autorités, Aristide ne devrait pas y passer plus de dix semaines, le temps de se reposer et de revoir ses deux filles, Christine, 7 ans, et Michaelle, 5 ans, qui se trouvaient, jusque-là, aux États-Unis.
Aristide et son épouse, Mildred, ont effectué le trajet Bangui-Kingston à bord d’un petit-porteur, en compagnie d’Ira Kurzban, l’avocat américain du couple, de Sharon Hay-Webster, une parlementaire envoyée spécialement par le Premier ministre jamaïcain, de Percival
Patterson, dont le pays assure actuellement la présidence de la Caricom, la Communauté des Caraïbes. Mais aussi de Maxine Waters, représentante démocrate de Californie et membre influente du Black Caucus, qui regroupe les élus noirs du Congrès, sans oublier l’activiste africain-américain Randall Robinson, fondateur de TransAfrica, un groupe de
pression bien connu dans la capitale fédérale américaine.
La présence de l’ancien président à moins de 200 kilomètres des côtes d’Haïti, où il dispose encore de milliers de partisans, surtout dans les couches populaires, n’est pas du goût de tout le monde. Washington, qui fait face à une vive polémique intérieure et internationale sur les circonstances exactes de la chute d’Aristide, n’apprécie guère ce qu’il considère comme un « pied de nez » de la Caricom, une organisation regroupant douze îles et archipels des Caraïbes et trois États d’Amérique du Sud farouchement attachés à leur indépendance dans une zone considérée comme sous influence américaine (voir encadré).
Redoutant que cette arrivée impromptue d’Aristide ne ravive la tension dans son pays,
Washington a invité les autorités jamaïcaines à donner à ce séjour un caractère « temporaire et privé ». « Une visite pour des raisons familiales ne nous pose pas de
problème. Et tant que tout le monde restera engagé dans une vision d’avenir pour Haïti, tout ira bien », a indiqué le porte-parole du département d’État, Richard Boucher, histoire de bien montrer que, pour les États-Unis, Aristide appartient désormais au passé.
Devant ce qu’il considère comme « un geste inamical de la part de la Jamaïque », le Premier ministre haïtien, Gérard Latortue, a, pour sa part, rappelé son ambassadeur à Kingston et menacé de boycotter le prochain sommet extraordinaire de la Caricom, qui doit se tenir les 25 et 26 mars dans l’archipel de Saint-Kitts et Nevis. Les nouvelles autorités haïtiennes apprécient d’autant moins la réapparition d’Aristide dans la région que ce dernier ne fait nullement mystère de ses intentions : « Je suis persuadé, souligne-
t-il ainsi dans un entretien au Washington Post, que beaucoup d’Haïtiens qui sont pauvres, souffrants ou qui sont obligés de se cacher pensent qu’il vaut mieux que je sois proche physiquement qu’éloigné. »
De son nouveau pays d’accueil, il entend donc continuer d’écouter la complainte des « sans-voix » de Cité Soleil et de Belair, deux quartiers populaires de Port-au-Prince, en attendant Haïti est coutumier des retournements spectaculaires une éventuelle évolution de la situation en sa faveur. Pourquoi pas après la présidentielle américaine de fin 2004.
En ramenant le président déchu à une demi-heure d’avion de son pays, la Caricom (mais aussi, d’une certaine manière, le président vénézuélien Hugo Chávez, qui se propose d’accueillir chez lui Aristide) prend sa revanche sur le « grizzly » américain. Cette organisation régionale, dont le dynamisme est inversement proportionnel à la taille (lilliputienne) de la plupart de ses membres, n’a guère apprécié, en effet, d’avoir été mise sur la touche par les États-Unis, le Canada, la France et le Chili, qui, après avoir
déployé sur le terrain une force multinationale de 2 600 soldats, « parrainent » aujourd’hui le processus de transition politique à Port-au-Prince.
En février dernier, alors que ce tiers d’île de 8 millions d’habitants adossé à la
République dominicaine était en proie à la violence, la Caricom et l’Organisation des États américains avaient proposé aux protagonistes un compromis de sortie de crise : maintien d’Aristide dans ses fonctions jusqu’à la fin de son mandat (2006), nomination d’un Premier ministre issu de l’opposition, formation d’un gouvernement d’union nationale chargé d’organiser des législatives et, à terme échu, le scrutin présidentiel.
Acculé par une rébellion armée qui volait d’une victoire à l’autre, le chef de l’État avait saisi la balle au bond, mais son opposition, échaudée par les multiples promesses
sans lendemain d’Aristide et encouragée discrètement par les Occidentaux, avait rejeté tout accord politique. L’ancien prêtre salésien, élu pour la première fois en décembre 1990, renversé par l’armée l’année d’après, exilé à Caracas, puis à Washington, rétabli dans son fauteuil par l’administration Clinton d’octobre 1994 à février 1996, réélu à la tête de son pays à la fin de 2000, après une parenthèse de quatre ans (la Constitution interdit deux mandats consécutifs), avait dû se résoudre à quitter Port-au-Prince le 29 février dernier, dans des circonstances pour le moins confuses, pour Bangui.
Aujourd’hui encore, Aristide persiste à mettre son départ précipité d’Haïti sur le compte
d’un « enlèvement » orchestré par Washington et Paris, ce que les deux capitales démentent. Les Américains assurent qu’il est parti de son plein gré, après avoir signé une lettre de démission en bonne et due forme. « On m’a fait croire que je devais me rendre à une conférence de presse, mais je me suis retrouvé à l’aéroport. Ils m’ont drogué, et ils en ont profité pour me faire signer n’importe quoi, avant de me pousser
dans un avion américain. Nous avons passé vingt heures à bord pour rallier Bangui », aurait ainsi confié, selon une bonne source, l’ancien curé de l’église Saint-Jean-Bosco au président de la Commission de l’Union africaine, Alpha Oumar Konaré, le 9 mars dernier.
Dans le secret d’une dépendance du palais présidentiel de Bangui, où il se trouvait, il aurait également expliqué que les Américains l’auraient subrepticement privé des agents [fournis par une société californienne] chargés de sa sécurité personnelle. Dix-neuf d’entre eux lui auraient ainsi avoué que « des responsables américains » leur auraient intimé l’ordre, à la veille de sa chute, de quitter « immédiatement » Haïti. Il a ajouté
que vingt-cinq autres gardes du corps américains, appelés pour renforcer sa sécurité, alors que les rebelles s’approchaient de la capitale, n’ont pas reçu l’autorisation de quitter les Etats-Unis. Aristide et son épouse, qui est juriste et citoyenne des États-Unis, envisagent de déposer une plainte devant les tribunaux américains.
Dans le pays même, la tension est toujours persistante, et pro- et anti-Aristide sont prêts à en découdre. Ancien fonctionnaire de l’Organisation des Nations unies pour le
développement industriel (Onudi), à Vienne, le Premier ministre, Gérard Latortue, 69 ans, a formé, le 17 mars, un cabinet restreint de dix-neuf membres (13 ministres et 6 secrétaires d’État), dont trois femmes, au sein duquel ne figure aucun partisan du président déchu. Parmi les personnalités les plus connues, on peut citer l’ancien général
Hérard Abraham, 63 ans, nommé à la tête d’un grand ministère de l’Intérieur et de la Sécurité, Yvon Siméon, 66 ans, ancien professeur d’économie à l’Université de Libreville, au Gabon, nouveau chef de la diplomatie haïtienne (voir encadré), tandis que le ministère
de l’Économie et des Finances revient à Henri Bazin,70 ans, qui a fait l’essentiel de sa carrière à l’ONU. Un gouvernement de technocrates sexagénaires que ni la Caricom ni le Venezuela du président Chávez ne reconnaissent

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires