[Tribune] La mondialisation est-elle vraiment allée trop loin ?
La mondialisation est décriée, accusée de favoriser les inégalités sans profiter aux pays en développement. Mais des exemples pris sur le continent africain montrent que c’est en fait un manque d’ouverture qui est à blâmer.
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Shanta Devarajan
Professeur à l’Université de Georgetown, ex-économiste en chef, région Afrique à la Banque mondiale
Publié le 2 octobre 2019 Lecture : 5 minutes.
Pour les pays en développement dans leur ensemble, la mondialisation – le processus de réduction des obstacles au commerce et d’intégration à l’économie mondiale – a été extrêmement bénéfique. Après la libéralisation du commerce, le taux de croissance du PIB est ressorti plus élevé de 2 points de pourcentage environ.
Quant aux taux d’investissement par rapport au PIB, ils ont augmenté de 10 points de pourcentage environ, et ce sur une longue période. De plus, on ne peut pas constater une relation systématique entre la libéralisation du commerce et les inégalités. Si, dans certains pays qui se globalisent, les inégalités ont augmenté, dans d’autres, elles ont plutôt diminué.
Pourtant, la mondialisation suscite de nombreuses critiques, notamment de la part d’ONG et d’universitaires. Pourquoi ? Sans doute parce que derrière les taux de croissance moyens se cachent en réalité de grandes disparités selon les pays. Certes, en Asie, la plupart des pays ont vu leur taux de croissance augmenter après la libéralisation (Inde, Chine, mais aussi Bangladesh, Sri Lanka et Philippines). En Afrique, en revanche, à l’exception du Ghana, la libéralisation des échanges s’est accompagnée, dans de nombreux pays, d’une baisse des taux de croissance moyens.
Est-ce à dire, si l’on en croit ces critiques, que la mondialisation serait allée trop loin ? À mon sens, elles suggèrent le contraire, à savoir que celle-ci n’a pas été menée suffisamment loin.
Des monopoles nationaux aux connexions politiques
De fait, la libéralisation des échanges n’a pas seulement permis des gains d’efficacité résultant de la suppression d’un ensemble de distorsions tarifaires dans l’économie. En effet, les restrictions commerciales ont eu des effets négatifs allant bien au-delà d’une simple distorsion d’une économie concurrentielle.
Dans de nombreux cas, elles ont créé des monopoles nationaux qui ont pu exercer leur pouvoir à l’abri d’un protectionnisme commercial. Certains de ces monopoles avaient également des connexions politiques, ce qui peut expliquer la résistance à la libéralisation des échanges dans de nombreux pays.
Alors que la Tunisie a entrepris d’importantes réformes commerciales dans les années 1990, la croissance de ses exportations est restée anémique
D’ailleurs, lorsque ces monopoles sont pris en compte dans un modèle d’équilibre général calculable (MEGC), les effets bénéfiques de la libéralisation des échanges deviennent bien plus importants. La raison en est que la libéralisation des échanges soumet ces monopoles à la concurrence étrangère, brise leur pouvoir monopolistique, fait davantage baisser les prix domestiques (ce qui les rend moins chers pour ceux qui achètent ces biens) et permet la mise en œuvre d’économies d’échelle.
Pouvoir monopolistique
Reste que la libéralisation des échanges s’est cantonnée à réduire le pouvoir monopolistique dans les secteurs dits des biens échangeables tels que l’industrie manufacturière et l’agriculture. Elle n’a en rien contribué à éliminer les monopoles dans ceux des biens non échangeables, tels que les services financiers, les transports et la distribution. À ce jour, le secteur des services est resté largement en dehors des réformes.
Pourtant, la finance, les transports, la distribution et les services aux entreprises constituent des intrants nécessaires à la production de biens exportés. Ils représentent environ 30 % à 40 % de la valeur ajoutée à l’exportation. Si ces services non échangeables demeurent monopolisés, il reste donc difficile pour le secteur des biens échangeables de se développer dans le cadre de la libéralisation des échanges.
Allons au-delà de la théorie au travers d’exemples concrets. Alors que la Tunisie a entrepris d’importantes réformes commerciales dans les années 1990, la croissance de ses exportations est restée anémique. Un résultat surprenant compte tenu de la proximité de la Tunisie avec l’Europe, d’infrastructures relativement bonnes et d’une population instruite. Or, à cette même période, la famille du président de l’époque, Ben Ali, avait des intérêts dans certaines entreprises, lesquelles œuvraient dans des secteurs à la fois protégés de la concurrence domestique et étrangère. En l’occurrence, les télécommunications, les transports et les banques.
Ainsi, les prix de ces services étaient artificiellement élevés (la Tunisie avait le troisième prix des télécommunications le plus élevé au monde). Dans la mesure où ces services sont nécessaires pour exporter, les ventes tunisiennes à l’étranger n’étaient pas compétitives sur les marchés mondiaux. Le pouvoir monopolistique de ces entreprises se reflète d’ailleurs dans la répartition des bénéfices : les « entreprises Ben Ali », par rapport au reste de l’économie, représentaient 0,8 % de l’emploi, 3 % de la production et 21 % des bénéfices.
Manque d’infrastructures
Deuxième exemple : le manque d’infrastructures en Afrique empêche le continent de tirer parti des avantages de la libéralisation du commerce. Mais une étude des principaux corridors de transport routier en Afrique révèle que les coûts d’exploitation des véhicules sur quatre corridors ne sont pas plus élevés qu’en France.
Le problème de la mondialisation est qu’elle ne soit pas allée assez loin
Le prix du transport, en revanche, est plus élevé – et même le plus élevé au monde. La différence entre les prix de transport et les coûts d’exploitation des véhicules est la marge bénéficiaire revenant aux entreprises de transport routier. Ces marges sont de l’ordre de 100 %. Comment est-ce possible ?
Sans doute parce que dans presque tous les pays africains la réglementation en vigueur interdit tout nouvel entrant dans l’industrie du transport routier. Ces réglementations ont été introduites il y a un demi-siècle, alors que le secteur était considéré comme un monopole naturel.
Aujourd’hui, celles-ci n’ont plus de raison d’être, même s’il subsiste dans tous les pays d’énormes monopoles dans ce secteur exerçant des pressions contre la dérégulation. Sans compter que des membres de la famille dirigeante sont propriétaires de ces entreprises, ce qui n’aide en rien. Les prix élevés des transports en Afrique sont dus aux monopoles existant dans le secteur (non échangeable), qui empêchent le continent de tirer parti de la libéralisation des échanges.
En résumé, la promesse de la libéralisation des échanges n’a pas été pleinement concrétisée en raison du fait que seuls les secteurs des biens échangeables ont été soumis à la concurrence internationale. Si cette compétition peut s’étendre aux secteurs non échangeables, nous assisterons à une concurrence accrue dans ces secteurs et à des gains plus importants de la libéralisation des échanges. Le problème de la mondialisation n’est donc pas qu’elle soit allée trop loin mais que, a contrario, elle ne soit pas allée assez loin.
Cet article a été initialement publié en anglais par Brookings Institution, et adapté pour Jeune Afrique par Marjorie Cessac.
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