L’appel du large

Les uns ne rêvent que de partir, les autres préfèrent tenter leur chance chez eux. Portrait d’une génération qui n’aspire qu’à des jours meilleurs.

Publié le 23 janvier 2007 Lecture : 5 minutes.

Quartier de Hann Plage, en périphérie de Dakar. Sans emploi malgré un diplôme de mécanique, Faye, 26 ans, a entrepris en avril 2006 le grand voyage. Parti de Saint-Louis avec soixante-douze compagnons d’infortune à bord d’une seule pirogue, il atteint les îles Canaries après six jours de navigation. « Aucun mort à déplorer », affirme-t-il. Les passeurs étaient des pêcheurs qui connaissaient la mer. « Nous avons été accueillis par des policiers, des journalistes et des volontaires de la Croix-Rouge. Nous avons été pris en charge puis interrogés sur notre identité », précise-t-il. Jusqu’ici, tout va bien. Après quelques heures passées à Ténérife, il est envoyé dans un centre de l’île Fuerteventura. « On nous a dit qu’après quarante jours on allait être libérés. Certains ont été relâchés au bout de deux semaines et ont rejoint Madrid ou Barcelone. Parmi eux, il y avait mon petit frère Moussa. Mais moi, je n’ai pas eu cette chance », ressasse Faye d’une voix triste et monocorde.
Pour son plus grand malheur, il a fait partie des premiers « rapatriements négociés » entre Madrid et Dakar. Le « groupe des 99 » a regagné le pays de la Téranga (« hospitalité », en wolof) le 31 mai. « Deux ministres sénégalais sont d’abord venus nous voir à Fuerteventura, mais à aucun moment on n’a su où on allait. On ne s’en est rendu compte qu’à l’aéroport. » En guise de bienvenue, un sandwich et un billet de 10 000 F CFA. « On a refusé ces cadeaux de la honte », se souvient le jeune homme. Les « 99 » ont ensuite été reçus par le chef de l’État qui leur a promis un travail régulier en Espagne. Ces derniers mois, un pont aérien a permis le rapatriement de plus de 4 600 Sénégalais depuis les îles Canaries. En contrepartie, le 10 octobre, l’Espagne et le Sénégal ont conclu un accord en faveur d’une immigration légale encadrée en fonction des besoins du marché du travail espagnol. Le 4 décembre, le chef du gouvernement José Luis Rodriguez Zapatero était à Dakar, où il a été reçu par le président Abdoulaye Wade. Outre l’appel pour une prolongation de six mois de la mission de patrouilles maritimes européennes au large des côtes sénégalaises, Madrid s’est engagé à délivrer, à terme, 4 000 contrats de travail. « On est encore sans nouvelle. J’ai payé 600 000 F CFA pour cette traversée, j’ai tout perdu. Mes surs et ma mère ont vendu leurs bijoux. C’est dur, je ne voulais pas rentrer les mains vides », avoue Faye en baissant la tête lorsque sa mère entre dans sa chambre.
« Malgré les risques et la mort qui règne en mer, je veux qu’il reparte. Ici, il n’y a rien pour lui. J’ai neuf enfants. Un seul est parti vivre en Europe, les autres sont ici. Je vends du thé, du café et un peu de beignets pour faire vivre tout le monde », explique Aminata, regardant d’un air désolé sa maison toujours inachevée. Dans la cour, les filles s’affairent autour des marmites, les garçons désuvrés ont perdu toutes leurs illusions. « Les conditions ici sont tellement dures que l’on n’a pas le choix. Mieux vaut braver la mort que souffrir toute sa vie. Sans relations, il est impossible de trouver un emploi stable et suffisamment rémunérateur. J’ai un certificat de soudure mais l’argent que je gagne suffit à peine à me nourrir. Je n’ai même pas de chambre pour accueillir une femme », se désole Elimane, qui a lui aussi tenté cette aventure sans lendemain. Le temps d’une promenade en bord de mer, les deux camarades fixent la ligne d’horizon. Le bras se tend en pointant un avenir que l’on souhaite « radieux mais ailleurs ». Sur le groupe des quinze amis du quartier, seuls quatre ont échoué. Les autres sont en Espagne et commencent à envoyer de l’argent. À ce jour, rien ne semble pouvoir refréner cette quête désespérée. Même pas la prochaine élection présidentielle. « Nous, les clandestins, nous ne voterons pas pour Wade. En 2000, il s’était engagé à réduire le chômage. Il nous a trahis. À présent, nous voulons un autre changement. Nous avons grillé notre dernière cartouche en partant. Ils nous ont ramenés de force et, à présent, ils nous ignorent. On avait un espoir, ils ont tout cassé », dénoncent Faye et Elimane qui, au détour d’une phrase, fustigent la corruption et l’affairisme. « Sous Abdou Diouf, on parlait de millions détournés, aujourd’hui, on compte en milliards », s’énerve-t-il, faisant allusion à l’affaire des chantiers de Thiès opposant le chef de l’État à Idrissa Seck, son ancien Premier ministre devenu son « meilleur ennemi ».
Dans un pays où 43 % de la population a moins de 15 ans, le président sortant qui avait construit sa victoire sur le thème du sopi (« changement », en wolof) doit absolument retisser un lien de confiance avec la jeunesse qui lui avait ouvert les portes du pouvoir, il y a sept ans. Le pari est loin d’être gagné. « Il y a de la déception par rapport aux promesses non tenues de Wade, un peu de colère aussi. C’est ce que je vais exprimer en votant », prévient Soukeyna qui, à 27 ans, se contente d’un job de téléopératrice après de brillantes études dans le tourisme. « Toutes mes démarches sont restées sans suite », se lamente-t-elle. À ses côtés, Moulaye, 35 ans, entretient ses rêves de businessman. Après avoir sollicité le Fonds national de promotion de la jeunesse (FNPJ) et effectué une étude de marché, sa société de bureautique n’a jamais obtenu les financements nécessaires. « Il me fallait 5 millions de F CFA pour démarrer mais, sans appui politique, il est impossible d’y arriver », estime-t-il. Alors, pour tenter de récolter des fonds, il travaille huit heures par jour dans un centre d’appels pour un peu plus de 100 000 F CFA par mois. « Ce n’est pas à Wade de trouver des emplois. Moi, je paie mes études en travaillant », proteste énergiquement Yaye Fatou Fall, qui à 23 ans prépare un master en finances. « Au lieu de dépenser plus de 400 000 F CFA pour risquer leur vie dans une pirogue, les jeunes Sénégalais feraient mieux de créer des associations ou des groupements d’intérêts économiques (GIE) », conclut-elle.
Pas sûr que ce discours volontariste fasse l’unanimité auprès de cette jeunesse qui vend des cartes téléphoniques, des journaux ou des montres contrefaites sur les trottoirs. Abdou, une trentaine d’années, chômeur depuis toujours, vit chichement avec sa femme et leurs deux enfants. Dans sa banlieue de Pikine, ses journées sont celles de l’ennui. Couché à 3 heures du matin, levé à 10 heures, il passe son temps à boire du thé et à discuter de l’actualité avec ses amis. Un peu de football, beaucoup de politique. « On n’a pas senti le changement. À présent, on va se battre pour Idrissa Seck », affirme-t-il. En attendant le grand soir, il s’occupe de ses trois moutons parqués dans un cagibi. Cet élevage lui rapporte de quoi subvenir aux besoins essentiels, mais seul son grand frère, chauffeur, a de quoi payer la scolarité de sa fille aînée (6 000 F CFA par mois), Ouleyeba, qui va sur ses 6 ans. « Si j’arrive à vendre mes moutons, je prendrai le bateau, inch’Allah », confesse-t-il. À côté, sa femme allaite en silence la petite dernière, Aminata. Et fait celle qui n’a rien entendu.

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