Après les lampistes, les huiles ?

Chaque jour, le procès Khalifa apporte son lot de révélations. Certaines sont accablantes pour de nombreux membres de la nomenklatura.

Publié le 23 janvier 2007 Lecture : 5 minutes.

A l’issue de deux semaines d’audience, le procès Khalifa a déjà permis d’esquisser les contours de ce qu’on appelle en Algérie « l’escroquerie du siècle ». Chaque jour apporte son lot de révélations sur cette affaire de détournement de près de 2 milliards de dollars au détriment du Trésor public. Les noms de personnalités de premier plan ont été cités. Ceux notamment de Bouguerra Soltani, ministre d’État et patron des islamistes du Mouvement de la société pour la paix (MSP), d’Abdelmadjid Tebboune, ancien ministre FLN de l’Habitat, puis de la Culture et de la Communication, de Djamel Ould Abbès, autre ministre FLN, de la Solidarité nationale celui-là, et d’Abdelmadjid Sidi Saïd, le patron de l’UGTA, la puissante centrale syndicale. Seront-elles inquiétées ? Ce n’est pas la seule question soulevée par ce procès, le premier du genre depuis l’indépendance.
Comment un aussi jeune homme que Rafik Abdelmoumen Khalifa a-t-il pu monter une arnaque d’une telle ampleur ? Pourquoi a-t-il fallu attendre plus de trois ans pour que les pouvoirs publics prennent conscience du problème ? Les autorités monétaires ont-elles fait preuve de complaisance ou d’incompétence ? Les Caisses publiques qui ont opéré de faramineux dépôts dans les agences de Khalifa Bank ont-elles été attirées par les taux d’intérêt pratiqués (17 %, quand la concurrence ne proposait guère plus de 5 %) ou ont-elles reçu des instructions venues « d’en haut » ? Dans l’attente de réponses à toutes ces interrogations, le procès qui s’est ouvert le 8 janvier à Blida sous la présidence de la juge Fatiha Brahimi (voir J.A. n° 2401) passionne l’opinion. Si les journaux de la télévision publique n’en rendent compte qu’avec parcimonie, la presse privée s’en donne à cur joie : comptes rendus quotidiens des audiences, éditoriaux, commentaires et interviews de juristes et d’experts financiers
Dans un premier temps, l’absence du principal accusé, qui a trouvé asile au Royaume-Uni, avait fait craindre que seuls quelques lampistes soient sanctionnés en lieu et place des vrais responsables. Dans le box des accusés ne figuraient en effet que des collaborateurs plus ou moins subalternes de l’ex-golden boy. Pourtant, au fil des dépositions, on a vite compris que des personnalités influentes du régime risquaient de se trouver d’une manière ou d’une autre impliquées. Mieux, il est apparu que le « scandale Khalifa » est un peu le symbole, ou la reproduction miniature, du système mis en place en Algérie depuis l’indépendance.
Au départ, il y a un petit malin qui profite frauduleusement des deniers publics. Pour garantir son impunité, il « arrose » largement autour de lui – hauts fonctionnaires, élus locaux ou nationaux -, finance des opérations de prestige au profit d’un gouvernement qui en a bien besoin et sponsorise l’activité la plus populaire du pays : le championnat national de football. Au passage, il crée des milliers d’emplois dans des entreprises non viables et tape sans retenue dans la caisse.
De la même façon, au cours des trois premières décennies de l’indépendance, la pérennité d’un haut fonctionnaire à un poste stratégique ne dépendait ni de ses compétences ni de ses diplômes, mais uniquement de son entregent, de ses capacités à rendre de menus et grands services et de son réseau de relations. Fils d’un ancien ministre de Houari Boumedienne, Khalifa n’était certes, au départ, qu’un petit pharmacien, mais il avait tout compris du fonctionnement du système. La conjoncture était, de surcroît, des plus favorables à ses projets délictueux : l’Algérie sortait exsangue d’une terrible insurrection islamiste ; son économie, mal remise d’un plan d’ajustement structurel au coût social désastreux mais promise à une inévitable libéralisation, allait à vau-l’eau ; la nouvelle équipe au pouvoir (Abdelaziz Bouteflika a été élu en avril 1999, un an après la création de Khalifa Bank) cherchait encore ses marques ; et la législation en vigueur se signalait surtout par ses lacunes sidérales. Bref, toutes les conditions étaient réunies pour l’arnaque du siècle.
Khalifa commence par créer, dans des conditions passablement loufoques, une banque qui servira à appâter les capitaux indispensables à l’expansion du groupe. Plusieurs sociétés sortent alors des limbes : Khalifa Airways, une compagnie aérienne qui distribue gratuitement des billets aux membres de la nomenklatura ; Khalifa Rent Car, une agence de location de voitures qui offre des limousines aux personnalités les plus en vue ; Khalifa Construction, qui prend en charge la construction de leurs luxueuses villas Pour asseoir son prestige et ses positions, le golden boy recrute. Surtout dans la progéniture des happy few. En quatre ans d’existence, le groupe Khalifa coûtera au Trésor public près de 5 % du PIB de l’époque (45 milliards de dollars).
Le ministre de la Justice a promis un procès transparent. Qu’en est-il après deux semaines d’audiences ? Tous les observateurs soulignent la compétence et l’intégrité de la présidente du tribunal, qui semble maîtriser son sujet. Mais un malaise subsiste. À l’évidence, certains témoins ont été ménagés. C’est notamment le cas du patron de l’UGTA. Pourtant, Sidi Saïd a été reçu à plusieurs reprises par Khalifa et son nom figure sur une liste de personnes à qui le groupe a offert une carte de crédit Platinum qui lui permettait de retirer autant de liquide qu’il le souhaitait, sans même disposer d’un compte courant chez Khalifa Bank. Quelle était la contrepartie ?
De même, le tribunal n’a pas jugé utile d’entendre Bouguerra Soltani, autre habitué du bureau algérois de Rafik Khalifa. Le ministre d’État avait obtenu de ce dernier le recrutement d’un membre de sa famille au sein d’une représentation du groupe en France, alors qu’il ne parlait pas un mot de français, ou presque. « Où est le problème ? » a répliqué Soltani à un journaliste qui l’interrogeait à ce sujet. Il n’y en a pas, bien sûr. Sauf qu’au moment des faits il était le ministre de tutelle de la Caisse nationale des affaires sociales (CNAS). Et que ladite Caisse a déposé – et donc perdu – des dizaines de milliards de dinars sur des comptes ouverts auprès de Khalifa Bank. Détail : le président du conseil d’administration de la CNAS n’est autre qu’Abdelmadjid Sidi Saïd.
Les responsables politiques, qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition, les chefs des services de sécurité et, de manière générale, tous les membres de la nomenklatura impliqués dans le scandale auront-ils un jour à répondre de leurs actes ? Le chef de l’État a promis que toute la lumière serait faite. La crédibilité de son régime en dépend.

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