[Tribune] L’impossible traque du « faux » demandeur d’asile
Le président français Emmanuel Macron a indiqué le 1er octobre, devant le Parlement européen, vouloir agir contre le « détournement » du droit d’asile. Alors qu’un débat sur la politique migratoire de la France s’est tenu ce lundi à l’Assemblée nationale, le professeur de sociologie Smaïn Laacher estime qu’il est impossible de distinguer les « faux » des « vrais » réfugiés.
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Smaïn Laacher
Professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, auteur de Croire à l’incroyable. Un sociologue à la cour nationale du droit d’asile, Gallimard, 2018
Publié le 8 octobre 2019 Lecture : 4 minutes.
Voici la France replongée dans un débat sans fin sur l’immigration, à peine un an après le vote de la loi « pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie », présentée par l’ex-ministre de l’Intérieur Gérard Collomb. Depuis cette loi, promulguée en septembre 2018 – la vingt-huitième sur l’immigration et l’asile depuis 1980 –, rien n’a pourtant changé.
Aucune arrivée massive de « clandestins » d’Afrique. Pas de flux migratoires incontrôlés venus de Libye ou du Maroc. Aucune invasion en vue. Aucune manifestation de masse contre les étrangers et les immigrés.
Lucidité
Pourtant, le président français a jugé utile d’indiquer devant le Parlement européen, à Strasbourg, qu’il fallait réformer la « maîtrise des flux migratoires » et « la protection du droit d’asile ». Car, a-t-il expliqué, « si nous n’avons pas le courage de regarder en face la demande de maîtrise exprimée par tous nos concitoyens ; si nous n’avons pas la lucidité de voir que, dans de nombreux cas, la demande d’asile vient de pays profondément sûrs […] et qu’aujourd’hui [elle] est l’objet, de manière évidente, d’un contournement, si ce n’est un détournement, nous ne [sommes] pas lucides ».
Est-ce si simple que cela, au regard des contraintes qui fondent une demande d’asile en France ? Le vrai est inséparable du faux. L’un est impensable sans l’autre.
Mettre en ordre l’histoire qui vous pousse à fuir votre pays, c’est construire un récit
En tant que demandeur d’asile, il vous est difficile de mettre en ordre une histoire chaotique, en particulier lorsqu’il faut l’énoncer devant une institution qui a le pouvoir de vous mettre à l’abri de vos persécuteurs : États (police et/ou armée) ou « agents non étatiques de persécution » (milices, bandes armées, etc.).
Parole contrainte
Demander l’asile, c’est donc solliciter la protection d’un « État de substitution », à condition qu’il veuille vous accueillir et surtout à condition qu’il vous croie en danger dans votre pays. Mettre en ordre l’histoire qui vous pousse à fuir votre pays, c’est construire un récit, ordonner les faits. Bien sûr, la parole est fortement contrainte, à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) comme à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA).
Au sein de cette dernière juridiction administrative, il y a trois juges et un public, contrairement à l’Ofpra, où le requérant fait face à un officier de protection sans public. Le requérant reformule et réorganise l’enchaînement des éléments constitutifs de son récit en fonction des questions posées par les juges, mais aussi de ce qu’il imagine que ces derniers aimeraient entendre.
Un même voyage, une même épreuve ou une même persécution peut renvoyer à une histoire semblable
Un grand nombre de récits de demandeurs d’asile sont chronologiquement structurés autour de faits identiques et invoquent de semblables persécutions. Sommes-nous pour autant en présence de « propos stéréotypés » ? Les qualifier ainsi, c’est oublier que les requérants viennent souvent d’une même région.
Il n’est pas étonnant que, chaque fois que des demandeurs d’asile en provenance d’un même pays exposent leur sollicitation, on relève dans leur discours comme dans l’hexis corporelle (le maintien, l’expression non verbale des émotions), un véritable air de famille. Comment, dès lors, apprécier la véracité d’un récit singulier si ce dernier trouve à s’exprimer dans les catégories d’un discours commun ? Car tels sont les termes de la question de la vérité, ou de l’inexactitude, voire de l’« insincérité » d’un propos.
Loyauté et conformité
Un même voyage, une même épreuve ou une même persécution (sexuelle ou confessionnelle, par exemple) peut renvoyer à une histoire semblable. Mais une histoire semblable peut produire des récits différents, pluriels. Ainsi en serait-il de deux homosexuels camerounais risquant de lourdes peines de prison. Tout le monde n’a pas la même façon de relater ce vécu et, surtout, tout le monde n’a pas la même façon de rapporter les événements racontés.
Consciemment ou non, particulièrement à la CNDA, le rapporteur, les juges, etc., s’attacheront à étudier la structure du récit, c’est-à-dire sa mise en ordre, sa chronologie, son rythme, mais aussi la vitesse narrative, la manière dont on rapporte les paroles des différents personnages qui ont peuplé l’univers du narrateur, le point de vue de ce dernier sur les événements (leurs dates, leurs lieux, l’existence ou non de telle ou telle manifestation, etc.).
Plus que de mensonges de bout en bout, il s’agit le plus souvent de faits que l’on dissimule ou de mensonge par omission
En réalité, l’exigence d’un aveu public doit avoir toutes les apparences de l’adéquation (écart minimal avec la vision juridique et morale dominante) et de l’honnêteté (loyauté et conformité à la vertu et aux convenances). Faire croire à l’incroyable nécessite, au minimum, de réunir cette double condition. Lorsque j’étais juge assesseur, pour de nombreuses affaires qui peinaient à « emporter la conviction », de redoutables questions se posaient en matière de vérité, de preuve et, bien entendu, d’intime conviction.
À ceux qui ne cessent de s’ériger en gardiens de la parole infaillible, capables de distinguer – en regardant de loin et de haut – un « vrai » réfugié d’un « faux », je demande si eux-mêmes n’ont pas été, à un moment ou à un autre de leur vie, dans la nécessité de dire des choses à moitié vraies ou à moitié fausses. Sauf dans les cas flagrants, où personne ne peut nier l’évidence (ou mollement et maladroitement), ou lorsque le requérant avoue lui-même à la Cour qu’il n’est point question de persécution, mais qu’il s’agit d’autre chose.
Plus que de mensonges de bout en bout, il s’agit le plus souvent de faits que l’on dissimule ou, pour le dire encore plus précisément, de mensonge par omission ; ne pas dire toute la vérité, c’est-à-dire manquer de sincérité ou de franchise. Alors qui pourrait, en toute rigueur scientifique, distinguer les « faux » des « vrais » réfugiés ? J’en suis incapable et, en réalité, personne ne le peut.
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