Saddam, fuite et fin ?

« They got him ! » Après huit mois de traque, les Américains ont fini par dénicher le dictateur déchu dans un « trou à rats » près de Tikrit. Mais cette arrestation pose davantage de questions qu’elle n’en résout.

Publié le 19 décembre 2003 Lecture : 8 minutes.

Dans la destinée chaotique de cet homme de 67 ans, la fuite, la traque et la survie souterraine ont toujours joué un rôle mythique : celui du héros rusé et courageux, du Phénix renaissant de ses cendres, du Saladin terrassant par surprise un ennemi qui le croyait mort.
Réalisé au début des années 1980 par le Britannique Richard Attenborough, un film à sa gloire raconte comment, après une tentative manquée d’assassinat du général Kassem, le jeune Saddam Hussein, blessé, parvint à s’enfuir jusqu’aux rives du Tigre, non loin de Tikrit. Chassé par les propriétaires terriens locaux qui refusèrent de l’aider, le futur dictateur ôta lui-même une balle de son bras, puis traversa nuitamment le fleuve sur une felouque avant de gagner la Syrie par les chemins de contrebandiers. C’est là, à deux cents mètres du lieu de légende où ses hagiographes affirment qu’il s’ouvrit lui-même les chairs à vif avec un couteau de cuisine pour en retirer la balle de mitraillette, que Saddam est sorti de son trou, samedi 13 décembre, peu après 20 heures.
Extraordinaire coïncidence ? Pas vraiment. Viscéralement attaché à la terre de son enfance misérable et violente, c’est au coeur de sa matrice bédouine que le raïs déchu a trouvé refuge dès son départ de Bagdad, le 9 avril. Pendant huit mois, jusqu’à sa capture, il n’a vraisemblablement jamais quitté les palmeraies, les orangeraies et les terrains vagues qui entourent Tikrit. Son village natal d’Awja est à 5 km à vol d’oiseau d’Al-Daour, le lieu-dit où s’est achevée son ultime cavale. Il connaît tout de cette poussière ingrate qui obscurcit le ciel, des senteurs et des moiteurs des rives du Tigre infestées de moustiques, et la fermette en torchis où il se terrait en écoutant chaque jour le bourdonnement des hélicoptères américains ressemble comme une soeur à celle où, gamin un peu voyou, il rentrait le soir pour se faire bastonner par un beau-père qu’il haïssait.
C’est la fin donc, au bout de huit mois de peur, de rage, de réflexion peut-être, pour un homme qui a mené son pays à la prospérité avant de le conduire en enfer. Cette fois, celui qui s’inventa une ascendance directe avec le Prophète et se décrivait comme la réincarnation de Nabuchodonosor ne ressuscitera pas.

Deux cent quarante-cinq jours de traque passés à chasser un fantôme, comme si l’Irak était une maison hantée, à spéculer sur les sosies et la chirurgie plastique, à le voir partout et nulle part, à attendre que les 25 millions de dollars de récompense produisent leur effet, à s’agacer de ses messages enregistrés, à subir les remarques ironiques sur le thème « il vous nargue encore, vous, la superpuissance »… Au point que George W. Bush évitait désormais de prononcer son nom et que Donald Rumsfeld, lors de sa dernière visite en Irak, avait, dit-on, tancé le général Odierno, de la 4e division d’infanterie basée à Tikrit : « Trouvez-le, trouvez-le avant le nouvel an ! »
Dieu sait pourtant que le « triangle sunnite » a été fouillé, passé au peigne fin, ratissé pendant ces huit mois ; Dieu sait aussi que les Américains ont tenté de faire parler les anciens dignitaires emprisonnés dans une caserne de Radwaniah, non loin de l’aéroport de Bagdad, en jouant sur leurs terreurs, leurs haines réciproques, leur veulerie et leurs mensonges. Tarek Aziz, Taha Yassin Ramadan, Ali Hassan al-Majid, les demi-frères Watban et Barzan et, surtout, Abed Hmoud, le secrétaire, le bras droit, l’ombre de Saddam. Aucun n’a pu donner de renseignements utiles parce qu’aucun ne savait où se trouvait le maître, depuis longtemps déconnecté de son entourage politique et familial. Avaient-ils encore peur de lui ? Il faut avoir été à Bagdad du temps de la splendeur de Saddam pour savoir à quel point cet homme avait pu pénétrer dans le cerveau de ses séides, jusqu’à les transformer en pantins.

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L’acharnement quasi scientifique mis à localiser Dark List One (nom de code de Saddam Hussein) par les commandos de la Task Force 121 a finalement abouti, un peu par hasard. À la mi-novembre, lors d’une énième opération de recherche menée à Awja, la bourgade natale de Saddam, les Américains arrêtent tous les hommes présents – soit six cents personnes -, les parquent à l’intérieur d’une ceinture de barbelés et les interrogent un par un. Un nom est alors prononcé : celui d’un gros commerçant de Tikrit, proche de la famille du fugitif et résidant à Bagdad, qui pourrait, assure-t-on, en savoir long. Le 4 décembre, à l’aube, l’homme est repéré à Tikrit même. Cinq raids sont aussitôt lancés dans la ville par la Task Force 121. En vain.
Le lendemain, une opération du même type est menée dans la localité toute proche de Samarra. Nouvel échec. C’est à Bagdad, en définitive, que le commerçant est arrêté le vendredi 12 décembre au matin, avant d’être transféré dans la journée au quartier général de la 4e division d’infanterie, à Tikrit. Un interrogatoire serré et vraisemblablement musclé commence alors. L’homme donne une première indication : Saddam se cacherait au nord-nord-ouest de la ville, dans une villa abandonnée. Le colonel Hickey, qui dirige l’opération, mobilise aussitôt six cents soldats accompagnés de quelques supplétifs kurdes et sunnites – ces derniers masqués, pour éviter les représailles. Mais le suspect interrogé semble hésiter chaque fois que ses interlocuteurs exigent des précisions. Alors, l’interrogatoire redouble d’intensité jusqu’au moment où le proche de Saddam craque et s’effondre : sur une carte, il pointe du doigt la bourgade d’Al-Daour à quelques kilomètres au sud de Tikrit, le long du Tigre. Il ajoute que l’ex-dictateur se cache dans une ferme, au fond d’un trou.
Forts de ces renseignements, les Américains identifient sur une photo satellite deux maisonnettes entourées de palmiers. À 17 heures, le samedi 13 décembre, deux groupes de vingt-deux hommes chacun fondent sur ces objectifs dont les codes sont Glouton (wolverine) 1 et Glouton 2, du nom de ce petit animal vorace des forêts boréales. Si la fouille de Glouton 2 ne donne rien, celle de Glouton 1, une fermette appartenant à Qais el-Nameq, l’un des anciens gardes du corps de Saddam, et à ses deux fils (tous seront arrêtés sur les lieux), débouchera peu après 20 heures sur le jackpot.

Après avoir sondé les murs, les commandos de la Task Force tombent par hasard sur l’entrée d’un petit bunker souterrain, recouverte d’une sorte de paillasson et d’un peu de terre. Une parcelle d’aggloméré immaculé a attiré l’attention d’un soldat. Le doigt sur la détente, grenades en mains, les hommes, qui avaient pour instructions de prendre Saddam mort ou vif, s’apprêtent à descendre les marches lorsque – s’il faut en croire le récit fourni par l’armée américaine – deux mains sortent du trou et une voix s’élève, dans un anglais fortement teinté d’accent arabe : « Je suis Saddam Hussein, je suis le président de l’Irak, je veux négocier. » « On l’a eu ! » s’écrie aussitôt le chef du groupe, dans sa radio, avant d’ajouter : « L’individu correspond à la description. » Le commerçant détenu avait en effet précisé que Saddam ne se rasait plus depuis huit mois. Les mains attachées, le visage recouvert d’une cagoule, l’ancien maître de l’Irak, habillé d’une sorte de pyjama, est alors conduit vers un terrain vague tout proche. Un hélicoptère l’emmène à Tikrit, puis à Bagdad, vraisemblablement sur la base américaine jouxtant l’aéroport international qui, jusqu’à il y a quelques mois, portait son nom. L’opération « Aube rouge » vient de s’achever.
Saddam Hussein, donc, survivait là. Une chambre miteuse, un vieux lit, des ouvrages d’Ibn Khaldoun et d’Imam el-Shafei, un théoricien de l’époque abbasside, des cassettes de musique arabe, des livres de poésie épique et deux chromos jaunis représentant l’Arche de Noé et un troupeau de moutons au soleil couchant, auront été ses derniers compagnons. Pas de toilettes ni de douche, mais une petite cuisine à gaz, un générateur et un réfrigérateur avec de l’eau minérale, du corned-beef turc, du poulet en conserve jordanien, des saucisses, des fruits, de la confiture et des barres chocolatées Mars. Une caisse d’insecticide témoigne du seul combat qu’il eut à livrer pendant 245 jours : contre les moustiques. Une trousse de couture et des tubes de crème dermique sont les derniers souvenirs laissés par cet obsédé de l’hygiène, de la perte de poids, de l’élégance et de la chasse aux odeurs corporelles.

En cas d’alerte, Saddam descendait dans son trou, profond de 2,5 mètres. Un bunker, un cercueil plutôt, éclairé par une ampoule, aéré par un petit ventilateur, pas assez haut pour qu’on puisse s’y asseoir sans courber la tête, avec une simple bouteille en guise d’urinoir. Comme un pharaon dans sa tombe, Saddam Hussein s’y terrait, allongé pendant des heures sur un matelas en mousse entouré des dérisoires attributs de sa puissance : un revolver, un kalachnikov, un attaché-case bourré de liasses de 100 dollars. Parfois, au cours des premières semaines de son exil intérieur, le vieil homme barbu montait à bord d’un taxi orange et blanc que l’on a retrouvé non loin de là et se faisait conduire comme un passager anonyme, des heures durant…
Lui seul, dont le courage physique fut indéniable pendant sa jeunesse, sait pourquoi, à la différence de ses fils, il ne s’est pas défendu jusqu’à la mort. Lorsqu’il a entendu les soldats s’approcher, il s’est précipité dans son trou à rats, renversant au passage les reliefs de son dîner : une assiette de haricots et une autre de pâtisseries. Puis il s’est rendu, hagard comme un prisonnier après un long siège. Lui seul sait aussi – et les Américains peut-être, s’ils ont utilisé un gaz innervant – pourquoi il s’est prêté à cette mise en scène terrible, filmée pour l’humilier à jamais, d’un lion devenu brebis ouvrant sagement la bouche et se laissant palper par un médecin militaire aux mains soigneusement gantées de caoutchouc chirurgical. Peut-être, sans doute même, Saddam Hussein a-t-il choisi de vivre encore pour exister médiatiquement et politiquement, parler, insulter ceux qui l’ont trahi, continuer sa mission.

Il n’ignore pas que son sort est désormais scellé et que ses juges n’hésiteront pas à le faire pendre s’ils le peuvent. Aussi ne faut-il attendre de lui aucune excuse et le moins possible d’informations. Certes, des liasses de documents ont été saisies lors de la fouille de Glouton 1, mais leur valeur opérationnelle n’a rien d’exceptionnel. Il y a là des notes intimes, un début de roman, des versets du Coran et quelques traces de liaisons avec des cellules de la résistance dans le triangle sunnite : rien en tout cas qui puisse réellement affecter l’activité de groupes de guérilla avec lesquels il n’était plus en contact depuis longtemps.
Certes, on peut faire confiance aux « experts » de la CIA et de son équivalent militaire, la DIA, rompus aux techniques de la privation de sommeil testées sur les détenus de Guantánamo, pour tenter par tous moyens de le faire parler. Mais qu’a-t-il à dire que les Américains ne sachent déjà ? Pas grand-chose. « Tel que je connais mon mari, il ne se laissera jamais capturer », déclarait il y a peu Samira, sa seconde épouse, interrogée à Beyrouth par le Sunday Times. De deux choses l’une : soit cette ancienne hôtesse d’Iraqi Airways connaissait au fond bien mal son époux. Soit Saddam – et c’est le plus vraisemblable – a décidé d’assumer ses crimes, ses gloires et son châtiment jusqu’au bout. Jusqu’à la mère de tous les procès…

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