Financement des PME : « La principale barrière à l’investissement en Afrique est le manque de données fiables »
Les PME restent fortement tributaires des ressources internes et de la dette bancaire pour se financer, ce qui limite l’entrée sur de nouveaux marchés, l’investissement à long terme, l’expansion et l’innovation. Analyse croisée par deux gestionnaires de fonds qui surmontent ces obstacles au profit des PME africaines : J-P Fournie, du cabinet Metier, et Lucas Franck, du cabinet Ascent Capital.
Interrogés par les équipes de Proparco, filiale de l’Agence française de développement, J-P Fourie, directeur et responsable des relations investisseurs de Metier, et Lucas Kranck, associé fondateur de Ascent, évoquent l’importance des capitaux propres pour le passage à l’échelle des PME, et nous décrivent leur activité d’un point de vue pratique.*
Fondé en 2004, Metier est l’un des principaux gestionnaires de fonds en Afrique australe, spécialisé dans le capital-développement pour les moyennes entreprises et l’infrastructure durable. À ce jour, Metier a levé trois fonds pour un total de plus de 600 millions de dollars.
Ascent est un gestionnaire de fonds de private equity qui investit dans des entreprises en Afrique de l’Est, notamment au Kenya, en Éthiopie et en Ouganda. Il assure la gestion de l’Ascent Rift Valley Fund, un fonds de 80 millions de dollars, levé en 2014.
Proparco : Pourriez-vous nous décrire l’opportunité de marché, telle qu’elle vous est apparue, pour une stratégie PME dans vos zones d’intervention respectives ?
Lucas Kranck : Nous opérons dans des économies où les entreprises sont plutôt en phase initiale de développement et peu organisées en matière de gouvernance et d’évaluation de la performance. Il faut les aider à se construire et les dé-risquer, débloquant ainsi de la valeur.
Les PME sont généralement des entreprises familiales où la prise de décision est centralisée et informelle. La plupart des investisseurs institutionnels sont réticents à prendre le risque d’investir dans des PME et de les amener vers davantage de formalisation et de professionnalisme. C’est là où Ascent développe sa stratégie, dont l’essentiel de la valeur est dérivée de l’élaboration de systèmes et de processus internes, permettant une prise de décision plus fluide et dynamique ainsi qu’une plus grande transparence.
L’insuffisance des infrastructures en Afrique est un frein majeur à la compétitivité
J-P Fourie : Les moteurs de l’investissement en Afrique subsaharienne sont toujours la croissance démographique et l’urbanisation ; l’émergence de la classe moyenne ; une main-d’œuvre grandissante et de meilleures conditions sociales ; des investissements toujours plus importants dans les infrastructures ; la demande de compétences spécifiques ; des marchés BoP [marché à la base de la pyramide, Base of Pyramide, Ndlr] requérant des biens et services essentiels.
Hormis l’enjeu de formalisation, d’autres obstacles peuvent être considérés comme des opportunités. Par exemple, l’insuffisance des infrastructures en Afrique est un frein majeur à la compétitivité des PME. C’est pourquoi Metier a investi dans l’efficacité énergétique, le transport et la logistique en aval, l’entreposage frigorifique, etc.
Géographiquement, nous considérons l’Afrique du Sud comme la porte d’entrée de l’Afrique australe, car elle joue un rôle de premier plan dans le commerce et l’investissement régionaux.
Qu’est-ce qui différencie votre stratégie de celle d’autres fonds opérant dans le même segment de marché que vous ?
J-P.F : Metier a une stratégie de création de valeur active. Les thèses d’investissement que nous mettons en œuvre ont pour but de transformer l’activité des sociétés du portefeuille, afin de répondre à des thèmes régionaux. Notre objectif en tant que gestionnaire est de faire émerger des leaders de marché ou du moins des leaders sur un positionnement de niche.
Cela peut passer par la transformation organisationnelle (pour préparer le passage à l’échelle) ; le renforcement des réseaux de distribution ; l’optimisation des chaînes d’approvisionnement ; l’intégration verticale ; l’optimisation des capacités de production et de stockage ; le développement de marques propres ; etc. Si nécessaire, nous faisons appel à du management, des consultants ou des spécialistes externes.
Les stratégies de plateforme sont particulièrement efficaces. Elles consistent à consolider plusieurs entreprises au sein d’un même secteur, afin d’accroître leur valeur combinée. L’objectif est de réaliser des économies d’échelle (achats, consolidation du BFR, mise en commun des canaux de distribution, etc.) et favoriser une phase de croissance organique.
Un exemple pertinent est l’investissement de Metier dans Libstar, un fabriquant de plats préparés dès 2005. Par la suite, Libstar a pris des participations majoritaires dans plus de vingt entreprises sud-africaines actives dans la production et la distribution de produits de grande consommation, avant que Metier ne se retire en 2014.
Metier a vu le potentiel de l’Afrique du Sud, où l’émergence de la classe moyenne et l’évolution des habitudes des ménages stimulaient la consommation, tandis que l’urbanisation favorisait le développement de la restauration ou les produits de santé et de bien-être. Dans le même temps, des détenteurs de marques externalisaient leur fonction de production, tandis que le marché des marques de distributeur faisait son apparition.
L.K : Nous avons des bureaux dans tous nos pays cibles dont le personnel local entretient des liens forts avec la communauté. Cela nous permet de détecter des opportunités d’affaires avant les autres, et d’inspirer aux entrepreneurs la confiance et le fait que nous connaissons les marchés où ils opèrent.
La plupart de nos collaborateurs sont eux-mêmes d’anciens entrepreneurs, qui ont créé puis géré des sociétés. Ils comprennent donc les défis auxquels les partenaires d’Ascent font face, de sorte qu’une véritable connexion est établie dans la plupart des cas. Le promoteur peut discuter de l’activité de la société avec le personnel d’Ascent, d’un point de vue technique bien sûr, mais aussi opérationnel. Les bureaux locaux d’Ascent facilitent l’accès à l’équipe, lorsque les PME ont besoin de soutien (ce qui est fréquent).
La réglementation a tendance à rendre l’activité des PME coûteuse, contrairement aux entreprises informelles qui ignorent les obstacles réglementaires
La plupart des fonds en Afrique ont des tailles de ticket trop élevées pour les PME, qui se trouvent de ce fait exclues du marché. Le fait d’opérer en dessous d’un certain seuil est-il une opportunité pour les fonds qui sont prêts à s’attaquer au segment des PME ? Ou bien le manque d’entreprises d’une taille et d’une formalisation suffisantes est-il un défi ?
L.K : Sur ce chaînon manquant de l’offre de capitaux, les sociétés sont en réalité assez nombreuses. Ces cinq dernières années, dans nos trois pays cibles – Kenya, Ouganda, Éthiopie –, nous avons passé en revue pas moins de 960 transactions – sans compter celles jugées trop petites pour être analysées. L’offre de fonds propres en Afrique existe, mais atteint rarement le segment des PME. Cela signifie que des investissements peuvent encore être faits à des niveaux de multiples raisonnables, surtout si l’on est prêt à intervenir dans des pays comme l’Éthiopie et l’Ouganda, ou même au Kenya, en dehors de Nairobi.
Les PME invoquent presque systématiquement les difficultés d’accès au financement comme le principal obstacle à leur croissance. Êtes-vous d’accord ?
L.K : En effet, le déficit de financement est probablement le principal obstacle à leur croissance. C’est particulièrement vrai en Éthiopie lorsqu’il s’agit d’obtenir des financements en devises étrangères, nécessaires à l’achat de machines et de matières premières.
C’est également vrai au Kenya, pays le plus développé d’Afrique de l’Est, où le plafonnement des taux d’intérêt a sérieusement limité l’appétit des banques pour le crédit aux PME. En Ouganda, le financement bancaire est disponible, mais les taux d’intérêt (supérieurs à 20 %) sont impraticables pour la plupart des entrepreneurs.
J-P.F : Une autre cause majeure est l’état de préparation des entreprises. Trop souvent, nous constatons la nécessité d’une introspection de la part des promoteurs : sur leur modèle économique, leur personnel, leur marché, ou leur stratégie, avant de pouvoir accéder au financement.
La principale barrière à l’investissement dans les PME est le manque de données fiables
D’autres raisons sont avancées pour expliquer le manque de PME formelles : demande en Afrique encore élevée pour des biens de base , fiscalité désincitative, réglementations contraignantes, etc. Ces explications tiennent-elles la route en pratique ?
L.K : Il est vrai que la réglementation a tendance à rendre l’activité des PME coûteuse, contrairement aux entreprises informelles qui ignorent les obstacles réglementaires et aux grandes entreprises dont les économies d’échelle permettent de supporter les coûts additionnels.
Les PME ne sont pas nécessairement confrontées à une demande insuffisante pour leurs biens, mais plutôt à une concurrence intense, non seulement de la part des acteurs locaux, mais aussi de la part des importations (souvent sans acquittement des droits de douane). Il est parti-culièrement difficile pour les entreprises locales d’être compétitives face à des importations bon marché, alors mêmes qu’elles ont parfois créé la demande et le marché au niveau local.
Quels sont, selon vous, les principaux obstacles à l’investissement dans les PME ? Le capital humain est souvent cité comme une préoccupation majeure…
L.K : Les ressources humaines posent souvent problème en effet, en particulier hors du Kenya. Par exemple, recruter un directeur financier expérimenté en Éthiopie est un exercice coûteux et chronophage. Beaucoup de pays (comme la Tanzanie) limitent aussi le recours à la main-d’œuvre étrangère.
Mais à mes yeux, la principale barrière à l’investissement dans les PME est le manque de données fiables, qu’il s’agisse des indicateurs financiers de la société ou des données de marché.
Le coût de l’institutionnalisation est une autre barrière importante. Les PME ont généralement un mode opératoire souple, qui correspond à leur niveau de revenus et leur permet de dégager des marges. Mais lorsqu’un fonds de private equity entre au capital, les coûts opérationnels ont tendance à augmenter sans hausse correspondante du chiffre d’affaires – au moins la première ou les deux premières années. Cela peut décourager à la fois le promoteur et le fonds d’investissement, car l’entreprise perd en attractivité par rapport à sa situation initiale. En outre, le délai de retour à la rentabilité est souvent plus long que prévu.
J-P.F : Le défi est d’amener l’entreprise à une taille suffisante, afin de compenser le coût de l’institutionnalisation et d’en récolter les fruits, tels que la facilitation des acquisitions ou des voies nouvelles de sortie pour les investisseurs.
L’industrie du private equity en Afrique a progressé en maturité au cours de la dernière décennie, avec une diminution du nombre de premières équipes et une hausse du nombre de fonds successeurs. Or, les fonds plus grands ont des tickets plus importants, ce qui risque d’aggraver la pénurie de capitaux-propres pour les PME. Comment les gestionnaires de fonds peuvent-ils croître sans renoncer à leur approche PME ?
L.K : Il s’agit d’un équilibre difficile qui, à notre avis, n’a pas de solution simple. Une façon pour les gestionnaires de fonds de croître tout en maintenant l’accent sur les PME est de créer des fonds sectoriels. Cela permet de déployer une stratégie de plateforme qui ne nécessite pas des tickets importants.
Un autre moyen est de dédier une partie du fonds aux opérations de type capital-risque. L’idée serait d’avoir un ou deux actifs de cette nature plutôt qu’un portefeuille entier.
J-P.F : Metier a commencé à lever des fonds sectoriels dans les énergies renouvelables et les infrastructures propres. Nous convenons que les plateformes permettent d’accéder à des marchés où il n’est autrement pas possible – ni pertinent – de déployer des capitaux importants dans un seul investissement. Un défi que l’on rencontre souvent en dehors des plus grandes économies africaines.
Pour finir, la théorie derrière le soutien aux PME est que les entreprises petites et innovantes (qualifiées de « gazelles ») ont un impact plus que proportionnel sur la création d’emplois. Les entreprises que vous ciblez sont-elles particulièrement efficaces en matière de création nette d’emplois ?
J-P.F : Oui elles le sont ! Les investissements de Metier dans les PME ont créé 2 657 emplois, de 2015 à fin 2018. L’effectif total est de 6 800 personnes, dont 47 % sont des femmes.
L.K : Les huit sociétés du portefeuille d’Ascent ont créé 359 emplois directs supplémentaires en 2018. Ce chiffre s’ajoute aux 1 364 salariés à la fin de 2017. Et ce nombre ne comprend pas les employés temporaires ni les emplois créés par les fournisseurs.
J-P Fourie a rejoint Metier en 2012, où il est en charge des relations investisseurs. Il a débuté sa carrière à la Bourse de Johannesburg (JSE) en 1998, dont il était responsable de la stratégie de 2001 à 2006. En 2006, J-P a été nommé DG de la South African Venture Capital Association (SAVCA). Il est diplômé en économie de la Rand Afrikaans University (Université de Johannesburg).
Avant de fonder Ascent, Lucas Krack a exercé cinq ans au sein du cabinet d’avocats scandinave Snellman et douze ans à des postes de direction chez Nokia – en Chine, en Amérique latine et en Afrique, et plus récemment en tant que directeur général pour l’Afrique de l’Est. Lucas a vécu treize ans en Afrique, en Ethiopie, en Ouganda et actuellement au Kenya. Il est titulaire d’un diplôme en droit de l’Université d’Helsinki et d’un MBA de l’INSEAD.
(*) Cette interview est extraite du dernier numéro consacré au financement des PME en Afrique, de la revue trimestrielle « Secteur privé & développement » éditée par Proparco, filiale de l’Agence française de développement. Il est repris ici avec l’autorisation expresse de SP&D et de son auteur.
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