Quand les islamistes partent en campagne… électorale

Le courant politico-religieux aura plusieurs candidats à la présidentielle d’avril 2004. Voici comment les uns et les autres se préparent à la bataille.

Publié le 19 décembre 2003 Lecture : 8 minutes.

L’islamisme algérien redevient politique. Cette conversion semble lui réussir. En trois semaines, entre le 15 novembre et le 8 décembre, il a gagné deux batailles parlementaires. Les députés et sénateurs se réclamant de ce courant peuvent s’enorgueillir d’avoir obtenu, d’une part, l’interdiction d’importer des boissons alcoolisées, lors de l’adoption de la loi de finances 2004, et, d’autre part, la suppression des bureaux spéciaux – le vote dans les casernes et les urnes itinérantes pour la population nomade – prévus par la loi électorale. On peut certes relativiser la performance si l’on prend en compte les remous qui agitent les nationalistes du FLN (Front de libération nationale), majoritaires à l’Assemblée populaire nationale (APN, Chambre basse du Parlement) avec 199 sièges sur 380, une situation qui les confine dans une inquiétante passivité.
On ne peut toutefois dénier aux islamistes, qu’il s’agisse des élus du Mouvement de la réforme nationale (MRN-Islah), parti dirigé par Abdallah Djaballah et qui s’inscrit dans une logique d’opposition, ou du groupe parlementaire du Mouvement de la société pour la paix (MSP, ex-Hamas), membre de la coalition gouvernementale, l’acquisition d’un certain savoir-faire leur permettant de peser dans la prise de décisions locales, régionales et nationales. La présidentielle ? Ils en parlent moins que les autres, mais la préparent mieux que tout le monde. Ils ne se contentent pas de leurs succès parlementaires et maintiennent la pression à quelques semaines de l’ouverture de la campagne électorale (à la mi-février). Ils ont décidé d’incarner la revendication démocratique.
Ayant certainement pris goût à la victoire, Miloud Kadri, député MRN-Islah, auteur de l’amendement portant interdiction d’importer les boissons alcoolisées, a ouvert un nouveau front avec le gouvernement en demandant la constitution une commission d’enquête sur le refus de l’administration d’accorder l’agrément au Conseil national autonome des professeurs de l’enseignement secondaire et technique (CNAPEST). Ce syndicat non reconnu a dirigé la fronde des professeurs de lycées (voir J.A.I. n° 2238), un mouvement qui a failli provoquer une année blanche, ce qui aurait été une première en Algérie.
Abdallah Djaballah, chantre de la république islamique, champion du combat pour la liberté syndicale ? Cela prêterait à sourire si la gestion du conflit par les pouvoirs publics n’avait pas été aussi catastrophique. Le souci de réhabilitation de l’autorité de l’État qui anime, sans doute de bonne foi, le Premier ministre, Ahmed Ouyahia, est du pain bénit pour les opposants qui savent s’en servir. Le MRN, essentiellement. Mais aussi le MSP. Les députés de la formation islamiste, qui détient trois portefeuilles dans le cabinet Ouyahia, se singularisent régulièrement par des attitudes hostiles à l’action gouvernementale lors des séances de questions orales. Bouguerra Soltani, son président, ne cesse de prendre des initiatives et prend une part active dans l’emballement de la vie politique du pays. Dernière idée en date : organiser une conférence sur les libertés publiques, à l’occasion du 10 décembre, Journée mondiale des droits de l’homme. Ont été évoqués le dossier des disparus, la levée de l’état d’urgence ou encore le rôle de l’administration dans les opérations de vote et son refus d’agréer des organisations politiques et syndicales.
Soltani s’est même permis le luxe d’annoncer l’intention de son parti d’introduire des projets de texte amendant le code pénal, notamment un allègement des mesures touchant les journalistes. Ferait-il les yeux doux à la presse indépendante ? Rien d’anormal venant de quelqu’un qui envisage de se présenter à la présidentielle. Mais il élargit sa revendication de clémence à l’égard des imams prêcheurs en eau trouble. Et il ne limite pas ses interventions aux seules questions nationales, évoquant à tout bout de champ la situation internationale, du problème des reclus de Guantánamo à l’occupation américaine de l’Irak en passant par… l’affaire du voile en France, « intolérable atteinte à une liberté fondamentale, celle du culte ». Durant la conférence du 10 décembre, Soltani ne s’est pas privé de lancer une pernicieuse attaque contre ses partenaires de la coalition : la levée de l’état d’urgence comme condition déterminante pour la régularité et l’honnêteté du prochain scrutin. C’est, sans nul doute, le dossier le plus embarrassant pour un gouvernement chargé d’organiser une élection de cette importance.
Comme on le voit, les deux candidats islamistes « légaux », donnés comme partants « sûrs » dans la course présidentielle, n’attendent pas la campagne pour investir l’espace institutionnel et médiatique. Mais l’islamisme algérien n’est pas incarné uniquement par cette vitrine légale. Si l’on met à part les nihilistes qui restent accrochés à l’option militaire dans les maquis et n’ont aucune chance d’influer sur le processus électoral, il faut également compter avec l’islamisme non officiel représenté par un parti, le Front islamique du salut (FIS, interdit depuis 1992), et une personnalité, Ahmed Taleb Ibrahimi. Nul n’était en mesure de prédire les conséquences du retour d’Abassi Madani et d’Ali Benhadj, respectivement président et numéro deux du FIS, après leur sortie de prison, en juillet 2003, à l’issue d’une condamnation à douze ans de réclusion pour atteinte à la sûreté de l’État et incitation à la désobéissance civile et à l’insurrection armée. Leur élargissement a été accompagné d’une mesure d’interdiction de toute activité politique durant une période probatoire de cinq ans. Le premier, malade, a demandé et obtenu du président Abdelaziz Bouteflika un passeport pour se soigner à l’étranger. Ali Benhadj, quant à lui, est devenu « vendeur de légumes », selon sa formule. Il tient, en effet, une « table » au marché de Ben Omar, à Kouba, sur les hauteurs d’Alger. Ses tentatives pour braver l’interdit lui ont valu des tracasseries policières. Aujourd’hui, il évite de donner des prêches, de faire des déclarations à la presse ou d’organiser des rencontres avec les « restes » du FIS. Bref, le bouillonnant imam se tient à carreau pour ne pas retourner en prison.
Restait le cas Abassi Madani. De nombreuses voix s’étaient élevées contre la décision de Bouteflika d’offrir à Madani la possibilité de quitter le territoire et de se servir de tribunes internationales. On avait prêté au président l’intention de négocier avec le chef du FIS un soutien électoral. Quelques semaines plus tard, on a fini par comprendre le geste du chef de l’État, et ceux qui en parlent le mieux sont à la caserne Ali-Khodja, siège du ministère de la Défense : « Le président a réussi là où nous avons lamentablement échoué ces douze dernières années : décrédibiliser le FIS aux yeux de l’opinion. »
Jamais le discours de Madani, incontestable star d’une génération d’Algériens, dont les mots d’ordre ont provoqué durant une décennie les dégâts que l’on sait, n’a paru aussi indigent. Après une série d’interviews accordées à des médias internationaux, les rédactions occidentales comme arabes ne se font plus d’illusions sur l’homme. Faux messie, Madani a entamé sa crédibilité par la légèreté de son propos et les incohérences de son initiative pour la paix, dans laquelle il préconise la libération de tous les prisonniers… y compris les détenus de droit commun.
Cela dit, Abassi Madani et Ali Benhadj peuvent « rouler » pour un candidat « tiers ». Pas question d’appeler à voter pour Abdallah Djaballah, qui a refusé à la fin des années 1980 de faire acte d’allégeance en rentrant dans le rang au sein de « leur » FIS. Pas question, non plus, de consignes en faveur de Bouguerra Soltani. Le MSP est coupable aux yeux des dirigeants du FIS d’avoir trop mollement exigé leur élargissement quand ils purgeaient leur peine de prison. La seule personne susceptible d’avoir grâce à leurs yeux est Ahmed Taleb Ibrahimi.
L’ancien chef de la diplomatie de Chadli Bendjedid a longtemps incarné l’aile conservatrice du régime. C’est à lui que l’on doit toutes les mesures qui ont contribué à faire le lit du fondamentalisme en Algérie, des improvisations en matière d’arabisation du système judiciaire puis éducatif aux dispositions muselant la création artistique. Il est emporté par les événements d’octobre 1988, lorsque que des dizaines de milliers de jeunes crient leur « mal-vie » et leur désir d’ouverture démocratique. Il se réfugie dans le mutisme durant une décennie puis revient sur la scène politique en 1999 en se présentant à l’élection présidentielle contre Abdelaziz Bouteflika. À la dernière minute, il retire sa candidature. Cela ne l’empêche pas de réunir plus d’un million de suffrages.
Son projet de créer un parti (Wafa) est contrarié par l’administration qui lui refuse l’agrément. Le motif ? La plupart des membres fondateurs de Wafa sont d’anciens cadres du FIS. Ibrahimi envisage de se présenter, à nouveau, devant les électeurs en avril 2004. Dans un premier temps, il avait conditionné sa participation au scrutin à la satisfaction de deux revendications : le départ du gouvernement Ouyahia, et particulièrement celui de son ministre de l’Intérieur, Nouredine Yazid Zerhouni, ainsi que la neutralité de l’armée. Le silence qui a suivi l’annonce de ces deux doléances et surtout l’indifférence de l’opinion l’ont amené à changer de stratégie.
Désormais, il ne veut que des garanties de l’armée. « Comment un candidat peut-il nous demander, martèle un officier supérieur, de lui donner des gages de neutralité et en même temps de lui garantir la victoire ? » Ses demandes d’audience au chef d’état-major, le général Mohamed Lamari, sont restées lettre morte. Lors des obsèques de M’hamed Yazid, ancien membre du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne), le 1er novembre 2003, à Blida, on l’a vu courir derrière Khaled Nezzar, général à la retraite, ancien ministre de la Défense et personnage atypique sur l’échiquier politique. « Mon général ! Mon général ! Il faut que l’on parle. » « Plus tard ! » a répliqué Nezzar en fuyant.
Ces échecs ne découragent pas Ibrahimi. Il sillonne le pays, enchaînant conférences et meetings. Il cherche également des soutiens à l’extérieur. Il a été longuement reçu, à Damas, par le président Bachar el-Assad et, à Riyad, par un membre de la famille royale saoudienne. Il ne désespère pas de voir aboutir ses demandes d’audience au Quai d’Orsay, à Paris, et au département d’État, à Washington. Conscient qu’il ne pourrait réunir tous les suffrages islamistes au premier tour de l’élection présidentielle, il est convaincu de pouvoir battre Bouteflika s’il oblige ce dernier à un second tour. Pour cela, il lui faut nouer des alliances. Son staff, emmené par son fidèle lieutenant Mohamed Saïd, semble prêt à envisager toutes les possibilités.
Seule certitude pour l’instant : il n’y aura pas de candidature islamiste unique à la présidentielle d’avril 2004.

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