Le casse-tête corse

Depuis trente ans, quelques centaines d’indépendantistes rêvent de larguer les amarres avec le continent et s’obstinent à plastiquer des bâtiments publics. De droite comme de gauche, les gouvernements manifestent leur impuissance. Une grosse épine dans le

Publié le 18 décembre 2003 Lecture : 10 minutes.

Depuis son rattachement à la France, en 1768, la Corse entretient avec le continent des rapports compliqués. En dépit de tous ses efforts, Paris ne parvient pas à saisir la singularité de l’île. Avec l’apparition, il y a une trentaine d’années, d’un terrorisme revendiqué, les relations se sont encore envenimées. Bien des solutions ont été imaginées, mais aucun problème n’a véritablement été résolu. Voici quelques clés pour comprendre ce qu’il est désormais convenu d’appeler « l’affaire Corse ».

Qui sont les Corses ?
Lors du dernier recensement, en 1999, la population de l’île était de 260 196 habitants, soit guère plus que celle du 15e arrondissement de Paris. Globalement plus âgée que celle du continent (18,7 % des Corses ont plus de 65 ans, contre 16 % des continentaux), elle est aussi moins urbaine (62,3 % contre 75,5 %), compte davantage d’immigrés (10 % contre 5,6 %) et enregistre un taux de fécondité plus faible (1,5 % contre 1,8 %). La proportion des actifs travaillant dans le secteur des services est, en revanche, plus importante
(79,4 % contre 71,6 %). Quant aux Corses nés dans l’île mais résidant en métropole, ils étaient, cette année-là, 58 512. Parmi eux, beaucoup de fonctionnaires.

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La Corse est-elle assistée ?
De toutes les régions françaises, la Corse a, proportionnellement, le plus faible taux d’actifs, le plus grand nombre d’assujettis aux minima sociaux et le plus grand nombre de
fonctionnaires (92 , alors que la moyenne française est de 76 ). Logiquement, son Produit intérieur brut (PIB) se situe au dernier rang régional : 18 652 euros par habitant
en 2001, contre 24 376 euros sur le continent. Ces difficultés entraînent un effort public important : 1,78 milliard d’euros, il y a deux ans. Les salaires et les retraites de la fonction publique ponctionnent une partie importante de ce budget, de même que les financements liés à l’insularité, telles les subventions accordées aux compagnies aériennes et maritimes.
L’aide de l’État à l’investissement est plus élevée en Corse qu’ailleurs : 956 euros par habitant, alors que la moyenne nationale ne dépasse pas 285 euros. Conséquence : la dette par habitant y est de 365,2 euros, contre 128,5 euros sur le continent. En outre, la région bénéficie de dérogations fiscales, aussi bien pour les particuliers (pas d’impôt sur les successions) que pour les entreprises : les taux de la TVA, de la taxe professionnelle et de l’impôt sur les sociétés, de même que le prix des cigarettes, y sont moins élevés qu’ailleurs. D’où des prélèvements fiscaux et un rendement de l’impôt très faibles. Au total, la Corse est l’une des régions les plus assistées. En 1993, les prélèvements fiscaux ont permis à l’État de récupérer 6,6 milliards de francs, alors que ses dépenses atteignaient 9,1 milliards.

Est-elle pauvre ?
C’est l’un des paradoxes de l’île : alors que, sur le plan économique, elle se situe dans le peloton de queue des régions et qu’elle reste, en bien des domaines, sous-équipée, ses habitants bénéficient d’un niveau de vie supérieur à la moyenne française. Les
nationalistes dénoncent régulièrement l’état de pauvreté dans lequel la « colonisation » française la maintiendrait. Pourtant, en 1994, un parlementaire avait, après enquête, établi que le revenu moyen des ménages y était équivalent à celui de la région Île-de-France. Soit l’un des plus élevés en France. Pour ne pas accroître les tensions, son rapport ne bénéficia que d’une diffusion confidentielle.
Quelques exemples puisés dans ce document. En proportion toujours, les comptes bancaires des Corses sont plus fournis que ceux des continentaux. Et leurs dépôts à la Caisse d’épargne plus importants. Constatation identique concernant le taux d’équipement des
ménages en téléviseurs, machines à laver, lave-vaisselle, réfrigérateurs, congélateurs et automobiles (51,5 voitures particulières pour cent habitants, soit le parc le plus important de France). Le taux de chômage est pourtant plus élevé sur l’île (10,1 % en
2001) que dans le reste de la France (9 %). Et le nombre des bénéficiaires du revenu minimum d’insertion (RMI) plus encore (deux fois plus).

Les Corses sont-ils surarmés ?
En 1998, une commission d’enquête parlementaire estimait entre 30 000 et 40 000 le nombre des armes en circulation sur l’île. Une grande partie de cet arsenal n’était pas constitué par des fusils de chasse, mais par des engins plus meurtriers provenant soit des parachutages pendant la Seconde Guerre mondiale (environ 10 000 armes entre 1942 et 1943), soit de divers trafics. En étant à l’origine d’un fructueux trafic, le conflit
dans l’ex-Yougoslavie, en particulier, a eu des conséquences fâcheuses. Les Corses ont toujours eu le sentiment qu’il leur fallait être armés, ne serait-ce que pour défendre leur « honneur ». Face à cette tradition, le pouvoir central n’a jamais pris de position
nette. Instaurée au XIXe siècle sur le continent, la réglementation du port d’armes n’a jamais été vraiment appliquée dans l’île.

Combien d’attentats recensés ?
Selon Gérard Pardini, auteur de L’État et la Corse (L’Harmattan), plus de 9 000 attentats ont été perpétrés en Corse depuis 1973. Soit plus d’un par jour ! Les premiers sont pourtant bien antérieurs et remontent à 1961. Ils étaient, à l’époque, revendiqués par un Comité pour l’indépendance corse (CIC). D’une année sur l’autre, les variations sont sensibles. 2000 fut ainsi relativement « calme » (125 attentats) et 1982 beaucoup moins (766). La Corse est évidemment la région française la plus touchée par les troubles à l’ordre public (50 % des attentats perpétrés sur le territoire français). Les nationalistes frappent aussi bien des symboles de l’État (commissariats, gendarmeries,
préfectures, tribunaux) que ceux du pouvoir local (mairies, conseils généraux) ou même des services d’utilité publique (banques, sécurité sociale). Un cap dangereux a évidemment été franchi avec l’assassinat, en février 1998, du préfet Claude Érignac.
Depuis les années 1970, le nombre des morts violentes est estimé à environ 220. Mais il est sujet à caution, la différence entre un acte purement criminel et un assassinat politique n’étant pas toujours évidente. D’autant que certains meurtres résultent soit de la « guerre fratricide » engagée entre factions indépendantistes rivales, soit de la « guerre des gangs », l’une et l’autre pouvant d’ailleurs se confondre.

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Qui sont les indépendantistes ?
Pour s’en tenir à la période moderne, le point de départ de la situation actuelle remonte sans doute au 22 août 1975. Ce jour-là, des incidents violents éclatent à Aléria dans une exploitation viticole appartenant à un Français rapatrié d’Algérie. La ferme est occupée par des hommes armés appartenant à l’Action régionaliste corse (ARC), un mouvement créé le 3 septembre 1967 par Max Siméoni, qui fut longtemps la figure de proue du mouvement nationaliste. Des blindés prennent position autour des bâtiments et l’assaut est donné.
Les assiégés font usage de leurs armes et deux gardes mobiles sont tués. Dans l’île, c’est la stupéfaction et la colère. Cinq jours plus tard, le 27 août, un CRS trouve la mort lors d’une émeute à Bastia.
À la suite de ces événements, le mouvement se radicalise. L’autonomie, voire l’indépendance, est ouvertement revendiquée. Et certains n’hésitent plus à prôner la lutte armée, considérée comme un moyen d’expression légitime compte tenu de la
domination économique, politique et culturelle que la France est accusée d’exercer dans l’île. Des contacts sont noués avec les indépendantistes basques et bretons, familiers ce type d’actions.
Au début de 1976, deux mouvements voient le jour : l’Union du peuple corse (UPC), qui, pacifiste et légaliste, est une résurgence de l’ARC dissoute ; et le Front de libération
nationale de la Corse (FLNC), qui, dès l’origine, n’exclut pas le recours à la violence. Ce dernier est le résultat de la fusion de deux groupes nationalistes, le Front paysan corse de libération (FPCL), apparu en 1973 dans le sud de l’île, et Ghustizia Paolina (GP), fondé en mars 1974. Toutes ces organisations sont les héritières du vieux Parti corse d’action (PCA), apparu dès 1927.
Au fil des années, le FLNC imprime sa marque sur le mouvement nationaliste, même si les rivalités internes, les interrogations sur la stratégie et l’arrivée de nouveaux militants provoquent de nombreuses scissions en son sein. Ainsi, dans les années 1990, il se scinde en trois groupes rivaux : le FLNC-Canal historique, le FLNC-Canal habituel et Resistanza, division qui sera suivie de beaucoup d’autres et débouchera sur la création de nouvelles organisations telles que Fronte Ribellu. Certains groupes n’auront qu’une existence éphémère ; d’autres fusionneront ; d’autres encore changeront de visage. Le FLNC-Canal habituel, par exemple, n’hésitera pas à se saborder avant de renaître de ses
cendres sous l’appellation de FLNC du 5 Mai 1996. En 1999, ce dernier fusionnera avec le FLNC-Canal historique, Resistanza et divers groupuscules pour former le FLNC-Union des combattants. En 2001-2002, deux factions feront dissidence. L’une se retrouvera au sein du FLNC du 22 Octobre (clandestin), l’autre dans Resistanza Corsa. Pour être complet,
signalons encore l’existence d’un groupusculaire FLNC des Anonymes…
Le FLNC-Union des combattants (le plus dur et, semble-t-il, le plus important) continue de se réclamer de la lutte contre le « colonialisme interne ». Il est lié à un parti considéré comme sa vitrine légale, A Cuncolta, lui-même membre du mouvement Independentista, créé en 2001. A Cuncolta est la principale composante de la coalition électorale Corsica naziona, représentée à l’Assemblée corse. Un autre parti, le Parti nationaliste corse (PNC), se veut modéré, autonomiste et non violent, tandis que A Chjama
Naziunale est surtout un club de réflexion. Le nombre des membres du FLNC, toutes tendances confondues, est presque impossible à évaluer avec précision. Certains parlent
six cents, sans aucune preuve.
Le mouvement, qui s’appuie sur de vieilles traditions corses (système clanique, vendetta, loi du silence, respect de l’hospitalité), semble organisé de manière horizontale. Il est éclaté en de multiples petites cellules couvrant chacune une zone géographique et disposant d’une certaine autonomie de décision. Selon les spécialistes, les deux FLNC tirent aujourd’hui l’essentiel de leurs ressources de l’impôt « révolutionnaire » qu’ils imposent à nombre de résidents et d’entreprises, voire de rackets et d’attaques criminelles.

Comment réagit l’État français ?
Depuis le drame d’Aléria, les pouvoirs publics ont constamment hésité entre la fermeté et une certaine compréhension. La répression est plus volontiers l’apanage de la droite et la
volonté d’apaisement celui de la gauche, mais l’attitude des uns et des autres déborde souvent les clivages politiques traditionnels. En fait, chacun réagit comme il peut, en fonction des événements. D’ailleurs, il est arrivé que des responsables politiques adoptent le langage de l’intransigeance et de la détermination tout en nouant secrètement des contacts avec les groupes clandestins dans l’espoir de faire reculer le terrorisme !
Aujourd’hui, le rétablissement de l’État de droit est à nouveau mis en avant, mais il ne s’est pas, à ce jour, traduit par une diminution de la violence. En revanche, l’État a fait la démonstration de son incohérence et de son inefficacité. Bref, de son impuissance.
Au point que certains, comme l’ancien Premier ministre Raymond Barre, se déclarent ouvertement favorables à un référendum sur l’indépendance de la Corse. Cette solution est toutefois en contradiction avec plusieurs dispositions constitutionnelles.

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Quel est le statut de la Corse ?
En vingt ans, la Corse a changé trois fois de statut.
Le 2 mars 1982, la loi Defferre, du nom de l’ancien ministre socialiste de l’Intérieur, avait sorti l’île du droit commun des régions, en espérant ainsi ramener le calme. L’Assemblée de Corse, dont les compétences sont très larges et les ressources financières
spécifiques, avait obtenu le droit de régler elle-même nombre des affaires de la région.
La loi Joxe du 13 mai 1991 (qui, dans un premier temps, avait reconnu l’existence du « peuple corse ») avait créé une nouvelle institution, la Collectivité territoriale de Corse, où les pouvoirs exécutif et délibérant étaient séparés. Les compétences de ladite
Collectivité ayant été élargies, le budget régional avait connu une vertigineuse
augmentation : 83 millions de FF en 1981, 572 millions en 1992.
La loi du 22 janvier 2002, souvent appelée « statut Jospin », n’a pas aboli la Collectivité territoriale de Corse, mais a supprimé les départements. Outre ses propres compétences, la Collectivité dispose désormais de celles des anciens départements. De plus, elle a le pouvoir d’adapter les textes réglementaires français. Un nouveau statut fiscal a été promulgué, afin de favoriser les investissements privés, et une dotation
financière supplémentaire décidée. Une partie de ces dispositions ont toutefois été rejetées par le Conseil constitutionnel.
Revenue au pouvoir, la droite n’a pas rompu avec l’esprit des « accords de Matignon » et a conservé les principales mesures mises en place par les socialistes. Elle les a même soumises au vote des Corses. Las, ces derniers les ont rejetées lors du référendum
organisé au mois de juillet dernier (50,98 % des voix, contre 49,02 %). En théorie, le gouvernement a quand même la possibilité de les appliquer, mais il ne fait guère de doute qu’il s’en gardera soigneusement.

Et les autres îles européennes ?
Les pays de l’Union européenne comptent évidemment de très nombreuses îles. En schématisant un peu, on peut dire que certaines ne disposent d’aucun statut particulier (îles britanniques et danoises, Crète) et que d’autres bénéficient de dispositions
spécifiques. C’est notamment le cas de la Sicile, de la Sardaigne et de l’archipel des Baléares, qui sont des communautés autonomes. La Corse est un cas hybride : elle bénéficie d’un traitement spécifique dans l’organisation administrative française, mais
ne dispose ni de capacités législatives propres ni de reconnaissance constitutionnelle
particulière.

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