Proche-Orient : un peuple de trop

Selon l’Australien Peter Rodgers, ancien ambassadeur à Tel-Aviv, le conflit entre Israéliens et Palestiniens est sans issue. Ils ne se sont jamais compris et ne se comprendront jamais.

Publié le 21 novembre 2005 Lecture : 8 minutes.

« Il fut un temps où l’on m’encourageait, en tant que diplomate, à toujours chercher une solution à tout problème, quelque sombre ou compliqué qu’il fût. » Et puis un jour, Peter Rodgers rencontra le problème israélo-palestinien, et sa vision du monde changea du tout au tout. Il y a, hélas ! des problèmes insolubles. Ou peut-être n’y en a-t-il qu’un, sur le plan politique : celui-là. Rodgers n’est évidemment pas le seul à le penser. Le fameux historien israélien « révisionniste » Benny Morris, qui eut le mérite de détruire le mythe selon lequel les Palestiniens avaient volontairement quitté leurs villages en 1948, le dit crûment : « Il n’y aura jamais de solution. Nous sommes condamnés à vivre l’arme au pied. Il y a une bête furieuse [« a wild animal », c’est-à-dire les Palestiniens] aux portes qu’il faudra maintenir en cage. »
Cette citation d’un historien naguère scrupuleux devenu raciste pur sang – appelons un chat un chat, pour rester dans le bestiaire – montre d’ailleurs la dimension la plus constante du conflit, celle du déni de la dimension humaine de l’autre.

Le « nouveau Juif » contre l’indigène « à moitié sauvage »

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Dès les débuts du sionisme moderne, il y a plus d’un siècle, Moshe Smilansky opposait le « nouveau Juif » de Herzl – libre et industrieux – à l’indigène « à moitié sauvage ». Quelques années plus tard, Jabotinsky traite les Arabes de Palestine de « racaille [« rabble »] vêtue de chiffons ». Plus tard, on eut les « cafards drogués » de Rafael Eytan, les « bipèdes qui nous veulent du mal » de Begin, le tout culminant dans le sidérant « les Arabes sont pires que les animaux et Dieu s’est repenti de les avoir créés » du rabbin Ovadia Yossef, dont on ne sait pas si Dieu regrette de l’avoir pourvu d’une bouche en forme de cloaque.
Arrivé ici, le lecteur averti pourrait se demander : « Mais je sais déjà tout cela. Encore un livre sur l’affaire israélo- palestinienne ? N’a-t-on pas déjà tout dit, tout écrit ? » En fait, ce petit livre est intéressant non par ce qu’il révèle encore que certaines anecdotes sont peu connues -, mais plutôt parce qu’il réalise une expérience de pensée que tout honnête homme a dû faire au moins une fois dans sa vie : comment un observateur totalement objectif – si la chose est possible – regarderait ce conflit ? Disons, pour simplifier, quelqu’un qui ne soit ni arabe, ni juif, ni européen (pour éviter la mauvaise conscience née avec l’Holocauste), ni américain (pour toutes sortes de raisons), ni citoyen d’un pays qui connut l’antisémitisme autrefois (exit la Russie) ou le sentiment antiarabe aujourd’hui (exeunt beaucoup de gens) ; de plus, quelqu’un qui connaisse parfaitement l’histoire et sache écrire. Peter Rodgers est peut-être cet oiseau rare. Ce diplomate australien fut longtemps ambassadeur de son pays en Israël et connaît sur le bout des doigts les personnes, les lieux, les faits. Il est capable de maintenir une certaine distance avec son sujet, même si on sent parfois poindre un certain agacement sous certaines formules. Par exemple, celle-ci : « Le monde est l’otage d’un conflit qui ne concerne qu’un cinq centième de ses habitants. »
Peter Rodgers a bien raison de noter la disproportion entre une terre exiguë, ingrate, peuplée par quelques millions d’habitants, et l’importance qu’elle a prise, au cours des dernières décennies, sur la scène mondiale. Mais plus que cette disproportion, c’est le caractère inextricable du conflit qu’il met en évidence, en une dizaine de courts chapitres, « écrits avec tristesse plutôt que dans la colère ». Dans chaque chapitre, le non-spécialiste peut glaner quelques pépites.

La jeune mariée est très belle…

Tout commence avec Theodor Herzl (1860-1904). On sait que ce Juif viennois parfaitement assimilé vint couvrir le procès Dreyfus, en France, et qu’il repartit avec la conviction que les Juifs ne seraient jamais vraiment acceptés dans un autre État que le leur, qu’il s’agissait donc de fonder. Mais où ? La légende veut que l’endroit importait peu, que l’Ouganda eût fait l’affaire, que l’idée de créer l’État juif en Palestine ne vint que plus tard et que les premiers sionistes croyaient que l’endroit était désert… Faux ! Rodgers établit qu’il s’agissait, dès le départ, de la Palestine, que tout le monde pouvait voir qu’elle n’était pas vide mais que ceux qui se mêlaient de l’affaire prenaient souvent leurs désirs pour des réalités. En 1891, donc bien avant Herzl et le Congrès sioniste, l’écrivain juif Ahad Ha’am avertissait : « Si un jour nous devons chasser les habitants autochtones [de Palestine], ce ne sera pas facile. »
D’ailleurs Herzl lui-même nota dans son journal, avant la publication de L’État juif, qu’il fallait « se débarrasser discrètement de cette population misérable ». L’idée d’expulsion était donc déjà dans l’air. Rodgers montrera qu’elle n’a jamais disparu, depuis 1891 jusqu’à nos jours. Le livre fondateur de Herzl, L’État juif, publié en 1896, ne fait pas une seule fois référence aux Arabes ou aux Palestiniens, mais il rappelle que la Palestine est le foyer historique des Juifs.
Quant à l’idée que la Palestine était vide, ou que les premiers sionistes la croyaient telle, Rodgers rappelle l’amusant message que deux voyageurs en mission d’exploration, juste après le congrès de Bâle de 1897, envoyèrent à leurs commanditaires, les rabbins de Vienne : « La jeune mariée [= la Palestine] est très belle. Malheureusement elle est mariée à quelqu’un d’autre. »
Herzl essaya de faire annuler ce mariage – filons la métaphore – en s’adressant aux autorités temporelles et spirituelles : le sultan de Turquie, l’empereur allemand, le pape Pie X. Peine perdue. Il se tourna alors vers la Grande-Bretagne, qui lui offrit officiellement, en 1903, une partie de l’Ouganda (voilà donc l’origine de cette histoire). Certains sionistes étaient prêts à accepter cette nouvelle Sion, mais la plupart, rejoints par Herzl, voulaient la Palestine et rien que la Palestine. L’offre ougandaise fut rejetée au septième Congrès sioniste et on n’en parla plus jamais.
Mais que faire de la « racaille » qui vivait depuis des siècles en Palestine ? Rodgers s’efforce à l’objectivité. Il cite donc, à côté des outrances de Jabotinsky et alii, un autre son de cloche. Ainsi, en 1905, un Juif russe établi depuis quelques années en Palestine vint dire au congrès sioniste : « Nous avons oublié un petit détail… Il y a dans notre chère patrie un [autre] peuple au coeur sensible et à l’âme remplie d’amour [pour sa terre]. » Quoi qu’il en soit, le problème était posé. Il l’est toujours.
La déclaration Balfour de 1917, par laquelle le gouvernement de Sa Gracieuse Majesté assurait Lord Rotschild qu’il voyait d’un bon oeil l’établissement d’un « national home » en Palestine, représenta un triomphe pour la diplomatie sioniste. Rodgers rappelle cependant les phrases exactes de la déclaration, qui garantissent les droits civils et religieux des autres communautés…
La suite est plus ou moins connue. Mais au-delà des péripéties, Rodgers garde le cap sur l’idée essentielle : pour les deux camps, il y a un peuple de trop sur cette terre. À côté des innombrables appels à « jeter les Juifs à la mer », généralement lancés par des Arabes qui n’avaient aucun moyen de mettre en pratique ce qu’ils préconisaient, notre diplomate exhume des phrases sans équivoque écrites par des hommes qui avaient, eux, les moyens de leurs ambitions. Par exemple, Ben Gourion, dans une lettre à son fils Amos : « Nous devons expulser les Arabes par la force et prendre leur place. » Voilà qui a le mérite d’être clair.
En 1939, voulant s’assurer du support des Arabes dans la guerre qui s’annonçait, le gouvernement britannique publia un livre blanc sur la question de la Palestine, qui annulait ou disqualifiait sérieusement la déclaration Balfour. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, toute immigration juive en Palestine était désormais soumise à l’approbation… des Arabes. Le livre blanc prévoyait l’indépendance du pays « avant une décennie » – ce qui fut le cas – et il appelait les deux peuples à s’entendre pour administrer ensemble la Palestine indépendante. Commentaire de l’Australien Rodgers : « La sûreté de jugement et le sens des responsabilités des Anglais étaient ceux d’un somnambule dans un magasin d’antiquités. » Superbe formule.
Ben Gourion régla son compte au somnambule par une phrase : « Nous combattrons Hitler comme s’il n’y avait pas de livre blanc. Nous combattrons le livre blanc comme s’il n’y avait pas Hitler. »
Il y eut ensuite la résolution 181 des Nations unies divisant la Palestine en deux États, la guerre de 1948, Suez, la guerre des Six Jours, etc. Encore une fois, les faits sont largement connus. Mais Rodgers amuse, intrigue, passionne par son approche « distanciée », la seule qui soit possible, au fond. Et son sens de l’anecdote est infaillible, par exemple quand il décrit le roi Farouk commandant les timbres commémoratifs de sa future victoire sur Israël (en 1948) avant même qu’un coup de feu ait été tiré…
N’étant pas encombré de préjugés, Rodgers peut rapporter sans aucun commentaire ces mots de Yitzhak Ben-Tzvi, futur président d’Israël, en 1949 : « Il y a trop d’Arabes dans ce pays » – alors qu’on venait d’en expulser 700 000… Ou encore les mots de ce leader travailliste : « Entre Tel-Aviv et Haïfa, le paysage est d’autant plus beau qu’il n’y a pas le moindre Arabe dans le coin. » Qui pourrait encore dire des choses pareilles aujourd’hui (à part quelques rabbins fous, la moitié du Likoud et 56 % des habitants juifs d’Israël) ?
Bref, ce petit livre est « rafraîchissant », comme disent les Anglais. Car voici ce qui découle d’une analyse objective de cent ans de conflit israélo-palestinien : il y a eu dès le départ – et bien avant l’Holocauste – une volonté délibérée des sionistes de toutes tendances de s’emparer de la terre et d’en expulser les habitants, d’une façon ou d’une autre. Juifs et Arabes de Palestine ne se sont jamais compris et ne se comprendront jamais. Chacun voit sa souffrance, ses aspirations, son rêve, mais jamais ceux de l’autre. Les racines du conflit sont toujours là. Il y a un peuple de trop sur une terre trop petite. Aveuglement, haine, ressentiment, tout se mêle pour perpétuer cette nouvelle guerre de Cent Ans. On sent que Rodgers n’est pas loin de proférer sur tous les protagonistes une malédiction de proportions bibliques – l’endroit s’y prête bien – et de se désintéresser de la question. Mais c’est impossible. Pourquoi ? Parce que « c’est à cause de ce conflit que notre monde est laid et dangereux ». C’est la dernière phrase du livre.

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