Le chef face au changement
Une campagne assez musclée pour un scrutin sans grande surprise. Toutefois, le vote du 27 novembre suscite un vrai débat de société. Avec, en filigrane, la question de la succession d’Omar Bongo Ondimba.
Le 27 novembre, les Gabonais sont appelés aux urnes pour élire leur président. Ce sera le troisième scrutin présidentiel pluraliste de l’histoire du pays, après ceux de 1993 et 1998. Omar Bongo Ondimba, président sortant, briguera, lui, un sixième mandat ! L’enfant de Lewaï (devenu Bongoville), en pays batéké, peut se prévaloir d’un double record : celui d’avoir été le plus jeune chef d’État du continent, à 32 ans, et d’être devenu le doyen des présidents africains. Arrivé au pouvoir en 1968, au terme d’une succession constitutionnelle, le président aura traversé près de quarante ans de vie publique. Ce qui en dit long sur sa capacité de survie et sur ses talents d’homme politique. « OBO », comme l’on dit dorénavant à Libreville, est aux origines de la nation gabonaise. Il est consubstantiel à cette république qu’il a modelée et qui lui ressemble. Pour lui, il s’agit d’une élection purement formelle. Mais OBO veut entrer dans l’Histoire, et certains, très déterminés, voudraient bien l’en empêcher. Regards sur un patron insubmersible, sur une campagne plus rude que prévu, sur un pays qui change, et sur les possibles réponses à la question taboue : celle de sa succession.
Recettes et mystères présidentiels Il a nommé et il nommera. Et les neuf dixièmes de ses concitoyens n’ont connu que lui. Comme chef d’État, Omar Bongo Ondimba a côtoyé Kwame Nkrumah, Félix Houphouët-Boigny, Ahmed Sékou Touré et Thomas Sankara. Ami de Bourguiba et, surtout, d’Hassan II, il est presque le parrain de Mohammed VI. Il a côtoyé tous les chefs du Parti communiste chinois depuis Mao et tous les présidents de la Ve République française. Il a vécu la fin de la colonisation, la décolonisation, les espoirs et les déceptions de la liberté retrouvée, le règne du parti unique, la chute du parti unique, le vent de La Baule, la fronde des quartiers, la conférence nationale, les accords de Paris, la difficile démocratisation de son pays et du continent. Il a connu le temps de l’abondance, le pétrole qui coule à flots, et les temps de l’austérité, de la crise, de l’ajustement. Cet homme est capable de s’adapter aux événements, aux crises, aux accidents et aux évolutions. C’est un personnage essentiellement politique, sûr de sa qualité et de son rôle de chef, déterminé à aller au bout de son chemin. Et de son destin. Si l’on parle de pouvoir, Omar Bongo Ondimba est redoutable.
Il connaît les villages de son pays, de fond en comble, comme la plupart des grandes capitales du monde. Il est à la fois musulman, franc-maçon, probablement initié aux rites de la forêt. Il est chef depuis près de quarante ans et a donc décidé de le rester. L’issue de la présidentielle elle-même, sauf surprise exceptionnelle, paraît ne pas faire de doute. Le président est le président. Et, en Afrique, le sortant, qui dispose de l’appareil d’État, des médias, de la solidarité des fonctionnaires, perd rarement les élections. On aurait pu, par ailleurs, croire le chef usé par près de quatre décennies de pouvoir ; au contraire, il se ressource en permanence dans l’exercice des responsabilités. Dans une région instable, l’homme est passé maître dans l’art du maintien de la stabilité. Sa présence continue au palais, sa gestion quotidienne des dossiers accentue son autorité. « Au Gabon, explique une personnalité qui ne lui est pas particulièrement proche, seul Bongo peut taper sur la table… » Le président gère la rente, arbitre les conflits et modère en permanence les intérêts régionaux et ethniques. « Le Gabon est une société assez homogène, commente un universitaire de la place. Et le pouvoir politique s’assure de la pérennité de cette homogénéité. Chaque famille, chaque village, chaque région, chaque ethnie doit être représentée quelque part au sommet. Untel est directeur général d’une société publique, tel autre est au ministère, tel autre encore dans une ambassade… Chacun d’entre nous, y compris le plus modeste, peut se prévaloir d’un parent qui occupe un poste d’envergure. » Le schéma est particulièrement efficace. La campagne électorale en cours l’a confirmé. Dans chaque région, dans chaque ville, des coordinateurs de la campagne présidentielle ont été nommés. Venus de tous horizons, tous impliqués dans la bataille et, aussi, il faut bien le dire, dans la course aux subsides. Il n’y a pas de directeur national, il y a le « patron » qui commande. Résultat, tout l’appareil ou presque se mobilise. Celui-ci a su rester puissant grâce à sa capacité d’absorption. Plus encore qu’en 1998 et, surtout, qu’en 1993, le président a su fédérer autour de lui une « grande coalition » de partis et de chefs de parti, capables de mobiliser des votes. La plupart de ses adversaires d’hier, Paul Mba Abessole en tête, ont rejoint le régime. Le Parti démocratique gabonais (PDG), endormi par un long règne et par le confort du pouvoir, a été mis en concurrence avec ces nouveaux alliés, qui ont élargi l’assise électorale d’Omar Bongo Ondimba. Tacitement, de manière plus ou moins consciente, l’opinion publique du pays paraît disposée à signer un dernier bail avec « le patron ». Il y a une forme de respect pour le parcours du patriarche, une forme de reconnaissance aussi. Le Gabon est resté en paix, à l’abri des coups d’État, des violences et des soubresauts qui ont marqué l’ensemble du continent, et plus particulièrement la région. Malgré certains réflexes autoritaires, on discerne dorénavant des éléments réels de démocratisation. Malgré la baisse continue des revenus pétroliers au cours de la décennie écoulée, malgré les vicissitudes, les lenteurs du développement économique, les inégalités croissantes, l’explosion de la dette, le pays n’a pas sombré. L’État a survécu aux crises. Certes, on est loin de l’abondance (et du gâchis) des années 1980, mais les salaires sont payés, le système éducatif et hospitalier a survécu tant bien que mal. Plus important encore, un avenir meilleur n’est pas impossible. Les richesses sont là, le pétrole encore, mais aussi les mines, les parcs nationaux, l’écotourisme, la forêt, le développement d’une industrie de transformation… Malgré les excès et les échecs, le Gabon reste un pays à part, comme protégé. Et la plupart des Gabonais ne sont pas prêts à faire la révolution.
Grandeur et limite de la contestation Entre la révolution et le changement, il y a une nuance de taille. Et nombreux sont ceux qui aimeraient bien que les choses changent. En particulier, les moins bien lotis. Pour le Gabonais moyen, la vie est très difficile. Pour le Gabonais « d’en bas », elle est presque impossible. La crise économique des vingt dernières années a particulièrement touché les revenus les plus modestes, dans les campagnes et les villes de province. Le ras-le-bol diffus du peuple est d’autant plus prononcé que les inégalités augmentent. Alors que les « quartiers » s’embourbent dans le « no future », les belles villas continuent de pousser, ici et là, sur les collines et en bord de mer. Les restaurants de luxe font le plein, les 4×4 sont devenus une banalité du décor urbain, alors que le makaya, le citoyen de base, tire le diable par la queue.
« Le problème, résume un économiste, c’est que les gens ont la certitude que le pays fonctionne à deux niveaux. Très mal pour les pauvres, qui sont ultramajoritaires. Et très bien pour les riches, qui sont ultraminoritaires. En réalité, le problème, c’est l’abandon de toute politique sociale minimale depuis plus d’une décennie… » Ce n’est pas forcément le président qui est visé par cette analyse. « On connaît ses défauts et ses qualités, on connaît sa générosité. Mais on connaît aussi les ministres qui ne font rien, les administrateurs qui détournent l’argent public », s’emporte un chauffeur de taxi. Pour lui, comme pour la plupart des Librevillois « d’en bas », la liste des coupables est longue : les cercles élargis ou rapprochés, l’administration corrompue, les ministres, les fonctionnaires, les barons inamovibles, « l’entourage » à la gourmandise sans limites…
Reste à savoir comment canaliser ce mécontentement à la fois réel et diffus. Reste aussi à savoir quel programme réaliste une opposition parcellaire et divisée peut-elle proposer à l’opinion. Pierre Mamboundou, leader de l’Union du peuple gabonais (UPG), a annoncé sa candidature le 9 octobre dernier. Opposant historique au régime du président, il a une réputation de probité affirmée. Il est l’un des rares à n’avoir jamais cédé à la tentation d’un portefeuille ou d’un poste, l’un des rares aussi à ne quasiment jamais mettre les pieds à la présidence. Depuis son retour au pays, à chaque élection, depuis celle de 1993, il tient son rang, il dénonce les pratiques et les échecs du pouvoir point par point. L’homme se veut au-dessus des contingences, il a le ton de celui qui sait où il va. Mais même ses proches s’étonnent de son « isolationnisme ». Commentaire d’un observateur : « Pierre est un vrai combattant, mais il n’a pas su créer un parti d’envergure nationale. Il n’a pas su vraiment sortir de sa région d’origine, Ndendé, dans le sud-ouest du pays, et s’installer, par exemple, à Libreville. Il parle au peuple, mais il faut aussi rassurer les élites qui contrôlent le pays. Il n’a pas trouvé les moyens de financer son activité. C’est un bon opposant, mais il n’arrive pas à se démarquer de ce rôle historique et à se poser en potentiel gouvernant. »
Autre figure, inversée, pourrait-on dire, de l’opposition au président, celle de Zacharie Myboto. Produit exemplaire de la génération Bongo Ondimba, il fut plusieurs fois ministre de haut rang tout au long d’une carrière de près de trente ans. Il connaît les rouages du système, les gens qui l’animent, le fonctionnement du palais et du parti. Il connaît le président, il a travaillé pour lui, ils ont été alliés et parents, même si, comme toujours chez OBO, « le chef reste le chef ». Bref, cet ancien de la maison, « démissionné » début 2001, s’est retourné et mène une campagne étonnamment agressive et tonitruante contre celui qui fut longtemps son mentor et son patron. La bataille, d’ailleurs, est féroce, probablement à la hauteur de l’immense dépit ressenti de part et d’autre.
De nombreux électeurs ont cependant du mal à lire la candidature du baron devenu opposant. Si l’on peut reconnaître un certain courage à Zacharie Myboto, une « colonne vertébrale », pour reprendre l’expression d’un « pédégiste », pour s’attaquer ainsi à OBO, beaucoup cherchent encore le sens de son entrée en lice. Comment un homme aussi longtemps impliqué dans le système peut-il aujourd’hui le fustiger sans la moindre nuance ? Comment peut-il condamner Bongo Ondimba sans se condamner lui-même ? Le tout-Libreville se perd en conjectures. Pour certains, c’est clair : il n’y a là que du dépit amoureux, l’ego d’un homme profondément blessé. Pour d’autres, c’est certain, il s’agit d’un calcul : attaquer le boss pour mieux négocier, dans quelques mois, son retour en grâce et en force au palais. Pour les derniers, enfin, c’est sûr, la candidature Myboto ouvre en réalité un chantier beaucoup plus important, la succession du président. Zacharie Myboto, malgré tout âgé de 67 ans, aurait pris date pour le futur, avec une longueur d’avance sur tous les barons du régime qui rêvent d’un grand destin…
Commentaire en guise de conclusion de Patrick, étudiant en troisième cycle : « Tout cela est bien gentil. La compétition amuse le peuple et nourrit les gazettes. Mais on ne répond pas aux vraies questions, et l’on ne mesure pas les changements dont notre société a besoin. »
Les nouveaux Gabonais Il y a la caricature du Gabon, pays de fonctionnaires assoupis en attente du chèque mensuel. Et puis, il y a une réalité plus subtile : un début de changement, confus, complexe, mais notable des mentalités. Les Gabonais sont de plus en plus gabonais, de plus en plus conscients de leur spécificité. Les élites se regardent un peu plus souvent dans une glace, conscientes de leurs responsabilités. La population est éduquée. Il y a une société civile et intellectuelle, des professeurs, des avocats, des magistrats, des hommes d’affaires qui discutent et qui s’interrogent. Beaucoup, sans trop savoir comment, veulent sortir du « grand-frérisme », de la culture « alimentaire ». La plupart d’entre eux sont lucides, le modèle d’hier, celui du pétrole et de la vie facile, est à bout de souffle. L’État ne peut plus tout faire, donner un emploi à tous. Évidemment, tout cela est très progressif. Comme le souligne avec franchise une personnalité du régime, « la plupart d’entre nous sommes prisonniers du système que nous avons fabriqué. Il faut changer, nous le savons tous. Mais changer serait renoncer à trop de confort et d’habitudes. Il faudra attendre l’arrivée d’une nouvelle génération pour que ce pays bouge vraiment. » Réponse d’un universitaire : « Les nouvelles générations n’ont pas de formule magique. Elles pourront être tentées, elles aussi, de reproduire un fonctionnement qui perpétue le partage stérile du gâteau. »
Malgré ces contradictions, l’envie de progrès, de changement, de modernisme s’installe. On la sent présente dans les dîners en ville, dans les belles maisons, au bar du casino Croisette où se retrouvent golden-boys et intellos. On voudrait un pays plus productif, plus ouvert sur le monde, plus démocratique, et un peu égalitaire. On voudrait des gens plus jeunes aux postes à responsabilités, on voudrait un renouvellement de la classe politique. Et on voudrait, même de manière ambiguë, un peu plus de responsabilité, un peu plus de sanctions, un peu moins de laxisme… Le président Bongo Ondimba, même du haut de son palais, même contraint par les entourages et le conservatisme des cercles du pouvoir, semble avoir pris la mesure de ces besoins d’évolution. Il a encore envie de jouer un rôle. Il veut être celui qui remet de l’ordre dans la maison, après des années d’austérité. Son programme s’appuie sur une politique de grands travaux, comme pour dire « Gabon is back ». À tous les réformistes, à tous ceux qui lui demandent plus de transparence, plus de démocratisation, il répond qu’il est probablement le seul à pouvoir mener à bien la transition et à assurer la modernisation du régime. Qui d’autre que l’architecte, le président lui-même, pourrait réformer le système sans provoquer d’incontrôlables soubresauts ?
Demain, la succession D’une manière générale, le Gabon ne rêve pas de révolution. D’une manière générale, le Gabon respecte le chef, cet homme qui a marqué l’histoire du pays, qui l’a façonné. Dans sa majorité, la population est prête à signer un dernier bail avec « le patron ». On a besoin de lui pour maintenir la stabilité. Et on a besoin de lui pour initier un mouvement durable de changement et de progrès. Mais pour que tout cela fonctionne, il faut régler LE problème, évoquer plus ouvertement LA question taboue, celle de la succession. Commentaire d’un proche du palais : « Nous connaissons le président, avec ses qualités, ses exigences, ses défauts. Nous le respectons pour ce qu’il a fait. Nous savons que quitter le pouvoir, surtout en Afrique, est particulièrement difficile. Mais lui sait aussi que sa responsabilité envers nous, dorénavant, est de créer les conditions pour que "l’après" puisse advenir sans rupture et sans casse. Nous avons besoin de lui pour définir ce que sera le pays après lui. » Commentaire plus caustique d’un autre familier du pouvoir, entendu à Libreville il y a déjà quelques mois : « Le président a prouvé qu’il n’était pas Mobutu. À lui de prouver qu’il ne sera pas Houphouët. »
De haut en bas de l’échelle, le Gabon parle clairement de succession. Dans les quartiers, bien sûr, où l’on s’inquiète d’une possible déstabilisation qui rendrait la vie plus dure encore. Mais, surtout, évidemment dans les états-majors, chez les « grands » qui aspirent à un destin national. Confession d’un quasi-candidat dans l’attente de la succession : « Il y aura des élections, et beaucoup de candidats, je peux vous l’assurer. Ceux qui voudront se présenter se présenteront. Reste à savoir si les perdants accepteront la défaite… »
Omar Bongo Ondimba écoute tout ce brouhaha avec l’air matois, sans donner l’impression d’y prêter une attention excessive. Comme tous les hommes de pouvoir, comme tous ceux qui ont forcé leur destinée, l’idée de ne plus être le chef, l’initiateur, le deus ex machina, semble inimaginable. Ce serait comme renoncer à soi. Mais le président ne veut pas être l’homme du moment de trop. Confronté à la quadrature du cercle, il paraphrase souvent le général de Gaulle : « Il faut quitter le pouvoir avant qu’il ne vous quitte. » Et il aborde dorénavant le sujet dans les interviews (voir J.A.I. n° 2305 et AM n° 242). Il fait semblant de ronchonner, parce que le pays se tourne vers lui pour régler le problème, au lieu de se tourner vers les institutions, le hasard et les urnes. Mais, au fond, il en est fier. Après tout, c’est lui le chef…
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