La polémique de Tunis

Publié le 21 novembre 2005 Lecture : 6 minutes.

La seconde et dernière phase du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI), qui s’est tenue du 16 au 18 novembre à Tunis, s’est achevée par une déclaration commune maintenant le statu quo quant à la gouvernance d’Internet, qui demeurera, pour un temps encore, sous le contrôle des États-Unis. La déclaration comporte aussi quelques voeux pieux concernant la réduction de ce que l’on appelle la fracture numérique, mais qui fait l’objet d’une attention plus concrète des entreprises du secteur privé.
Sur le plan de l’organisation matérielle de ce que l’ONU considère comme son plus grand rassemblement de tous les temps – avec plus de 18 000 participants et une exposition mondiale sur le thème des « technologies de l’information et de la communication pour tous » -, la Tunisie peut dire « mission accomplie ».
Seulement voilà : des incidents avant et durant le sommet ont terni cette belle performance. Caisse de résonance idéale, un sommet mondial place automatiquement le pays qui le reçoit sous les feux de la rampe, et la Tunisie n’y a pas échappé. L’ambiance a commencé à se dégrader un mois avant le SMSI, lorsque huit personnalités politiques tunisiennes ont entamé une grève de la faim pour attirer l’attention sur l’absence de libertés (voir J.A.I. n° 2340) et réclamer une amnistie générale des prisonniers politiques, considérés par le pouvoir comme des détenus de droit commun. Volontairement ou non, autorités et grévistes jouent le pourrissement.
Quadrillé par la police, avec ses principales artères interdites à la circulation, Tunis a, tout au long de cette semaine, ressemblé à une ville morte. C’est dans ce contexte que la tension est montée d’un cran. Le 11 novembre, Christophe Boltanski, envoyé spécial du quotidien français Libération, publie un article sur le tabassage de dissidents tunisiens (dont une femme, l’universitaire Sana Ben Achour, et le président de la Ligue de défense des droits de l’homme Mokhtar Trifi) qui tentaient de tenir un rassemblement jugé inopportun. Le jour même, vers 21 h 30, Boltanski est agressé par quatre hommes alors qu’il regagnait son hôtel situé dans un quartier supposé bien gardé. Bilan : de multiples contusions et une entaille de 3 centimètres dans le dos causée par une arme blanche. Les agresseurs lui ont en outre dérobé son cartable avec papiers et matériel. De quoi susciter l’émotion légitime des journalistes et l’embarras des autorités, qui annoncent l’ouverture d’une enquête. Deux suspects sont arrêtés et mis sous mandat de dépôt dès le lendemain. Intimidation ou provocation ? La question est posée. « À qui viendrait l’idée de faire une telle chose alors qu’un millier de journalistes commençaient à arriver à Tunis pour couvrir le Sommet, répond-on dans les cercles du pouvoir. La vraie question est celle de savoir à qui profite le crime. »
Le deuxième incident concerne une équipe de la Radiotélévision publique belge (RTBF). Mais les autorités l’ont minimisé en faisant valoir que cette équipe tentait de filmer des policiers en faction devant la Radiotélévision tunisienne, un site interdit à la photographie. Une altercation s’est ensuivie entre les policiers, qui lui intimaient l’ordre de circuler, et l’avocate Radhia Nasraoui, une militante des droits de l’homme, qui accompagnait l’équipe belge.
Le même jour, des représentants d’associations de défense des droits de l’homme, dont Human Rights Watch, et la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme sont empêchés par la police d’accéder à l’Institut Goethe en vue d’y tenir une réunion préparatoire d’un « Sommet citoyen » mondial (et non autorisé) en dehors du SMSI. Une manière de contourner la non-participation de douze ONG tunisiennes dissidentes, non reconnues par les autorités, qui n’ont pu se faire accréditer au Sommet.
Cette série d’incidents, qui constitue une première en Tunisie, a provoqué une vive émotion dans les capitales européennes. Les médias français ont accordé une large place à la polémique et évoqué plusieurs fois l’affaire dans les journaux télévisés, d’ordinaire si discrets à l’endroit de la Tunisie. Philippe Douste-Blazy, le ministre français des Affaires étrangères, a demandé à Tunis de faire toute la lumière sur ces incidents et de permettre aux journalistes de la presse internationale d’accomplir normalement leur travail. Dans un communiqué publié le 18, les États-Unis se sont inquiétés de l’état des libertés : « Nous nous voyons dans l’obligation d’exprimer notre déception de voir que le gouvernement tunisien n’a pas tiré profit de cette importante manifestation pour démontrer son engagement en faveur de la liberté d’expression et de rassemblement. »
Entre-temps, la liste des sites Internet critiques à l’égard du pouvoir en Tunisie et interdits d’accès aux internautes tunisiens depuis des années s’est encore allongée avec la censure de swissinfo.com. Cela tombe mal, le libre accès à l’Internet étant l’un des thèmes du Sommet. Le 16 novembre, séance d’ouverture du SMSI au Palais des congrès du Kram, à quinze kilomètres de Tunis. Chef de l’État du pays hôte, Zine el-Abidine Ben Ali préside la cérémonie. Samuel Schmid, président de la Confédération helvétique, est le troisième orateur après Ben Ali et Kofi Annan. « Toute société du savoir respecte l’indépendance de ses médias comme elle respecte les droits de l’homme, souligne le président suisse. J’attends donc que la liberté d’expression et la liberté de l’information constituent des thèmes centraux au cours de ce Sommet. Pour moi, il va de soi qu’ici, à Tunis, dans ces murs, mais aussi à l’extérieur, tout un chacun puisse discuter en toute liberté. Pour nous, c’est l’une des conditions sine qua non de la réussite de cette conférence internationale. » Les applaudissements fusent. À la fin du discours, le président Ben Ali le félicite. « Un beau discours, Monsieur le Président », lui lance-t-il. « Le président suisse a parlé de liberté d’expression, explique-t-on dans les milieux officiels. Nous sommes également pour ce principe, ici et partout dans le monde… » « Il aurait été parfait si le nom de la Tunisie n’avait été cité », commente cependant un journaliste indépendant pour expliquer le fait que la télévision tunisienne ait interrompu la retransmission en direct du discours de Schmid.
Les Européens, eux, ont brillé par la faiblesse du niveau de leur représentation. Boycottage déguisé ? La France n’a envoyé qu’un ministre délégué (à l’Industrie), François Loos. Au même moment, le 16 novembre, le Premier ministre français, Dominique de Villepin, et son homologue espagnol, José Luis Zapatero, communiaient à Rabat aux côtés du roi Mohammed VI pour fêter le cinquantenaire de l’indépendance du Maroc…
Le 17 novembre, au deuxième jour du Sommet, la polémique reprend avec le refoulement de Robert Menard, secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF). Informé à la veille du SMSI par les organisateurs de l’ONU que les autorités tunisiennes faisaient valoir contre lui l’existence d’une procédure judiciaire pour saccage du bureau parisien de l’Office national du tourisme tunisien (ONTT), en 2001, il a quand même fait le déplacement. Mais la police est montée à bord de l’avion pour lui signifier l’interdiction d’entrer sur le territoire tunisien. Menard retournera à Paris à bord du même appareil. « Il est venu parce qu’il voulait qu’on l’emprisonne et créer l’incident. On lui a répondu : c’est inutile, rentrez chez vous », explique un haut responsable.
Bien qu’elles se défendent d’avoir jamais cédé à la crispation politique au cours des derniers mois, les autorités décident de lâcher du lest : les ONG tunisiennes dissidentes sont finalement autorisées à tenir leur « réunion citoyenne » au siège de la LTDH, en présence de l’Iranienne Shirin Ebadi, Prix Nobel de la paix 2003. Laquelle y avait fait allusion dans son discours sur la société civile en soulignant qu’il « faut également agir pour que les gouvernements non démocratiques ne puissent pas manipuler les prises de décisions dans les instances internationales en envoyant des « ONG » qu’ils ont eux-mêmes créées et qui transmettent de fausses informations sur la situation dans leur pays ». Ebadi s’est également rendue au chevet des grévistes de la faim pour les appeler à suspendre leur mouvement, pour des raisons humaines et médicales. Ce qu’ils feront le 18 novembre.
Fière d’accueillir un sommet d’une telle importance et désireuse d’en profiter pour faire état de ses avancées économiques et sociales, la Tunisie est aujourd’hui l’objet d’un véritable tir groupé. L’opération séduction qu’elle escomptait mener s’est finalement retournée contre elle.

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