Jean-Pierre Chevènement

Pour l’ancien ministre de l’Intérieur de Lionel Jospin, la crise des banlieues françaises est avant tout sociale. Pour la surmonter, il croit aux valeurs fondatrices de la République. À condition, bien sûr, qu’elles soient appliquées !

Publié le 21 novembre 2005 Lecture : 14 minutes.

« Un ministre, ça ferme sa gueule. S’il l’ouvre, il quitte le gouvernement. » En 1983, ministre de la Recherche de François Mitterrand, Jean-Pierre Chevènement claque la porte sur ses quelques mots restés célèbres. Il proteste alors contre le coup de barre « à droite » du troisième gouvernement Mauroy. En 1991, bis repetita : hostile à la guerre du Golfe et en désaccord avec l’engagement français aux côtés des Américains, Chevènement, désormais ministre de la Défense, fait de nouveau sa valise. Neuf ans plus tard, ministre de l’Intérieur de Lionel Jospin, il quitte une dernière fois le gouvernement, cette fois pour protester contre le projet d’autonomie partielle de la Corse.
En visite au siège de Jeune Afrique, mardi 15 novembre, l’ancien premier flic de France a exposé en détail son point de vue sur la crise des banlieues françaises. En ardent défenseur des valeurs républicaines qu’il est. Et dans son style habituel, aux antipodes de la langue de bois.

Jeune Afrique/L’intelligent : Quel regard portez-vous sur les événements dont les banlieues françaises sont le théâtre ?
Jean-Pierre Chevènement : Ce qui s’est passé ne m’a pas autrement surpris, car la crise couvait depuis longtemps. Je me souviens avoir, en 1998, adressé au Premier ministre de l’époque, Lionel Jospin, une note sur les moyens de conjurer le péril résultant du chômage
de masse, de la ghettoïsation des quartiers et de l’ethnicisation des rapports sociaux. Je proposais de mettre en uvre une véritable politique d’accès à la citoyenneté des jeunes issus de l’immigration… Il faut cependant faire attention aux excès de la médiatisation à chaud et veiller à inscrire la réflexion dans la durée. Évitons de transformer un problème social en problème ethnique ou, plus largement, religieux et culturel. Certes, ces dimensions existent, mais elles ne sont, à mon avis, que des dérivés du premier facteur, qui est d’ordre social. Le problème principal, c’est l’accès à l’emploi. Regardez les derniers chiffres de l’Insee : les personnes nées de parents algériens, pour ne parler que d’elles, connaissent un taux de chômage de 22,3 %, soit plus du double de la moyenne nationale (10,1 %) ! Et comme le taux de chômage des moins de
25 ans dépasse 20 %, on ne s’étonnera pas que, dans les cités, il puisse frapper entre
30 % et 40 % des jeunes.
J.A.I. : En tant que maire de Belfort, avez-vous instauré le couvre-feu ?
J.P.C. : L’état d’urgence ne concernait pas Belfort. J’ai simplement pris un arrêté municipal interdisant aux mineurs, pendant le week-end du 11 novembre, de sortir entre 21 heures et 6 heures du matin. C’est une mesure de protection à leur égard, et c’est aussi un rappel aux parents pour qu’ils exercent leur autorité – souvent défaillante. Et puis la mesure a facilité le travail des forces de police, car ces violences sont souvent le fait de gamins très jeunes.
J.A.I. : Mais que penser du couvre-feu en lui-même ?
J.P.C. : Si vous évoquez la loi sur l’état d’urgence, elle fait partie de l’arsenal de la dissuasion. C’est un gigantesque sabre de bois. Et je note qu’elle a été appliquée avec parcimonie. Elle a été appliquée dans une centaine de communes seulement.
J.A.I. : N’était-il pas maladroit de recourir à une loi datant de la guerre d’Algérie ?
J.P.C. : Cette loi date, en effet, de 1955, mais il faut bien que les lois aient une origine historique ! Ce qui compte, c’est son contenu. Mais il ne fallait pas pour autant la proroger de trois mois, c’est trop. Heureusement, une disposition permet de la lever par simple décret.
J.A.I. : Un journal du soir a accusé le gouvernement de « fébrilité » lors de l’annonce du recours à cette loi.
J.P.C. : Les médias sont surtout attentifs aux trains qui déraillent…
J.A.I. : Mais quel est votre diagnostic en profondeur ?
J.P.C. : Ne tenons pas compte des aspects de médiatisation qui, naturellement, ont aidé à la contagion. Et relativisons les choses : à ma connaissance, il n’y a pas eu de morts ni de blessés du côté des jeunes, en dehors bien sûr de ces deux garçons qui ont été électrocutés par accident. Sans doute ces deux jeunes ont-ils eu peur de la police. Si tel est le cas, cela illustre un rapport dégradé à celle-ci. J’avais essayé de prévenir une telle situation en instaurant, en 1999-2000, la police de proximité, qui a été ensuite privée de ses effectifs, et donc vidée de son contenu.
Mon diagnostic général est que nous sommes au point de cristallisation de l’échec de plusieurs politiques : échec de la politique économique, qui a laissé s’installer un chômage de masse ; échec de la politique de l’urbanisme et du logement, qui a créé des quartiers concentrationnaires ; insuffisance de la politique de la ville, qui ne remédie que très lentement aux défauts de l’urbanisme… J’y ajouterai l’échec d’une politique de l’école où l’autorité fait défaut et où le laxisme pénalise d’abord les enfants des couches populaires, notamment ceux issus de l’immigration. La suppression du service national a été une erreur supplémentaire, car il constituait une matrice dans laquelle se rencontraient des Français d’origines diverses et qui favorisait le sentiment de faire partie d’une même communauté nationale. Nous vivons, enfin, une crise de la citoyenneté, la crise d’une France qui aborde le XXIe siècle dans un état de grand doute sur sa capacité à poursuivre son histoire.
J.A.I. : Pourquoi la France doute-t-elle d’elle-même ?
J.P.C. : Il faut revenir sur les deux guerres mondiales pour le comprendre. La première a été une véritable boucherie dans laquelle près de 1,5 million de jeunes gens ont trouvé la mort dans des conditions atroces. La seconde résultait très largement de la première. La France était très isolée. La défaite et l’occupation ont entraîné un très grand doute, que le général de Gaulle et la Résistance n’ont que provisoirement occulté. Aujourd’hui, la France s’interroge : elle se regarde et se compare à l’idée qu’elle avait d’elle-même, à la France de Michelet…
J.A.I. : Diriez-vous que la France est entrée dans une phase de déclin ?
J.P.C. : Non, la France peut jouer un rôle très important en Europe. Elle peut surtout donner à l’Europe l’envie de devenir autonome par rapport aux États-Unis. Nous pouvons être alliés, mais nous devons refuser la vassalité. Dans un monde multipolaire, la France peut continuer à jouer un rôle qu’aucun autre pays n’est encore prêt à assumer, pour affirmer l’existence d’un pôle européen autonome.
J.A.I. : Tout serait donc affaire de volonté, de volontarisme…
J.P.C. : Oui. J’avais été impressionné par la détermination de notre diplomatie dans la crise irakienne, en 2002-2003. Mais cette fermeté ne semble pas s’être inscrite dans une stratégie…
J.A.I. : L’attitude de la France à propos de l’Irak n’aura donc été qu’une parenthèse…
J.P.C. : Il est sans doute très difficile de se heurter durablement aux États-Unis et à la plupart de nos voisins européens, qui ont tendance à vouloir tourner la page. Mais le fait reste et cette résistance méritoire sera demain mieux comprise.
J.A.I. : Le « mal français » est-il politique ou économique ?
J.P.C. : Je ne parlerai pas de mal français. En revenant à la source de ses principes, la France a toujours été capable de sursauts remarquables, de véritables « refondations républicaines ». Pourquoi avoir enterré le modèle républicain, alors qu’il suffisait de le faire fonctionner ? Il faut aussi le faire connaître par les Français eux-mêmes. Avec la crise sociale, le regard de beaucoup s’est malheureusement « ethnicisé », depuis deux ou trois décennies. La question à l’ordre du jour, c’est vraiment une refondation du modèle républicain. Je ne vois pas comment la France pourrait faire marcher son histoire à l’envers et revenir sur les principes proclamés en 1789, à commencer par le principe d’égalité (égalité devant la loi, égalité des chances), qui est la base même de la République.
J.A.I. : On a quand même l’impression que le modèle républicain butte sur des réalités nouvelles, d’ordre culturel, comme l’islam…
J.P.C. : D’abord, les événements actuels ne sont pas uniquement le fait des immigrés. Dans ma ville de Belfort, sur les douze personnes interpellées lors de la première vague d’arrestations, il y avait des Sébastien et des Frédéric, et pas seulement des jeunes dont les parents venaient du Maghreb et qui n’étaient d’ailleurs pas particulièrement musulmans. L’aspect religieux dans cette crise n’existe pas. C’est une crise avant tout sociale.
Ensuite, je rappellerai que l’intégration a toujours été difficile, y compris celle des habitants de nos provinces, Bretons, Occitans ou autres. La langue française n’a été parlée sur l’ensemble du territoire qu’à la fin du XIXe siècle, grâce à l’école publique ! Je n’évoque pas le cas des Italiens, dont l’intégration, au XIXe siècle, a été très difficile, ni même celui des immigrés d’Europe centrale arrivés dans les années 1930, en pleine crise… En fait, il a fallu attendre les « trente glorieuses » (1945-1975), cette période d’expansion économique rapide, pour que l’intégration de ces populations soit vraiment assurée.
Aujourd’hui, nous connaissons des problèmes avec l’immigration en provenance du Maghreb, d’Afrique subsaharienne ou de Turquie, mais je suis convaincu qu’ils pourront être surmontés avec le temps. Ma conviction se fonde en particulier sur le pourcentage des mariages « mixtes », qui est de 25 % à la deuxième génération, chiffre très élevé si on le compare à celui de la plupart des autres pays. Je n’oublie pas, bien sûr, qu’il existe au sein de certaines communautés immigrées des préjugés très forts contre l’exogamie, contre le mariage hors de la nationalité ou de la culture d’origine. Mais la société d’accueil est toujours la plus forte.
J.A.I. : La gauche et la droite ne tiennent pas des discours très différents face au problème des banlieues…
J.P.C. : Malheureusement, il y a eu une commune inertie sur le sujet depuis le milieu des années 1970, en dehors de quelques initiatives heureuses comme les emplois jeunes ou la police de proximité, qui reste l’un des rares exemples d’une politique de mixité. Quand j’étais ministre de l’Intérieur, j’avais remarqué le faible nombre de Maghrébins présents dans la police, sans doute à cause de l’image négative de celle-ci dans les banlieues, mise en relief par un film comme La Haine, par l’inconscient collectif ou même l’héritage familial. Et puis, la police elle-même n’était pas très motivée à l’idée de recruter les jeunes des banlieues. J’ai donc clairement demandé que quelques milliers d’adjoints de sécurité d’origine maghrébine préparent les concours de gardien de la paix, pour que la police soit davantage à l’image de la population.
J.A.I. : Qu’est-ce qui différencie la police de proximité de l’autre ?
J.P.C. : La police de proximité est territorialisée, polyvalente, et agit en partenariat avec tous les acteurs d’un quartier : offices HLM, travailleurs sociaux, commerçants, principaux de collège, etc. Une formule la résume : « Une police qui connaît la population et une population qui connaît sa police. » Malheureusement, nouveau ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy est venu un jour à Toulouse expliquer que le rôle de la police n’était pas d’organiser des matchs de foot avec les jeunes des banlieues… avant de limoger le directeur de la Sécurité publique. Il a donné un signe qui a été compris comme : « On lève le pied sur la police de proximité. » Et, de fait, ses effectifs ont été nettement réduits, passant par exemple de quatre à un dans ma propre ville. Sarkozy a donné à la police une orientation néfaste, en mettant l’accent sur l’investigation, l’interpellation, la répression, et en généralisant les Brigades anticriminalité (BAC) de jour au détriment de la police de proximité. Ensuite, il a fait trop souvent appel à des forces de maintien de l’ordre comme les CRS, qui ne peuvent intervenir que lorsque l’incendie est allumé. Alors que la police de proximité était une police de prévention et de dissuasion autant que de répression.
J.A.I. : Comment expliquez-vous ces choix de votre successeur ?
J.P.C. : Sarkozy a une vision réductrice du rôle de la police. Déclarer devant des policiers : « Je veux vous recentrer sur votre coeur de métier, qui consiste à mettre la main au collet des malfaiteurs », c’est méconnaître complètement le rôle pacificateur et stabilisateur de la police, qui ne doit intervenir qu’en cas de manquement à la règle. La répression est utile, car elle est pédagogique : elle sanctionne un manquement à la règle.
J.A.I. : Les propos du ministre de l’Intérieur ont-ils jeté de l’huile sur le feu ?
J.P.C. : Il n’a pas dû mesurer l’effet des mots qu’il a prononcés en tant que candidat à la présidence de la République davantage que comme ministre de l’Intérieur.
J.A.I. : « Racaille », ce n’est pas très loin de votre « sauvageon » !
J.P.C. : Ah non ! c’est tout à fait différent. Sauvageon est un vieux mot français, qui date du XIIe siècle et désigne un arbre non greffé. Ce mot a été repris par Zola pour l’appliquer aux jeunes garçons et filles manquant du plus petit rudiment d’éducation. Lorsque je l’ai employé à l’Assemblée nationale, et non dans une cité, c’était pour répondre à l’opposition après le meurtre d’une épicière tuée à bout portant par un garçon de 14 ans. J’ai expliqué que ce garçon vivait probablement dans le virtuel, collé à son poste de télévision, et qu’il n’avait pas réalisé qu’en appuyant sur la gâchette, il allait tuer cette épicière. Voilà un garçon qui a manqué d’éducation, dont les parents ne se sont pas occupés, et son école pas assez. Le mot sauvageon était approprié. Je le revendique pleinement.
J.A.I. : L’islam ou l’islamisme ont-ils joué un rôle dans la crise ?
J.P.C. : À mon avis, pas du tout ! Ni dans le déclenchement, ni dans le retour au calme. La meilleure preuve en est que la fatwa de l’UOIF [l’Union des organisations islamiques de France] n’a pas beaucoup impressionné les jeunes délinquants…
J.A.I. : Approuvez-vous ce qu’a fait Sarkozy pour organiser l’islam de France ?
J.P.C. : En créant le Conseil français du culte musulman, il est allé au bout de la démarche que j’avais engagée en 1999, qui permet aux pouvoirs publics d’avoir un interlocuteur. Mais attention à la confusion : il s’agit d’une instance cultuelle et non d’une instance communautaire. Il n’y a aucune raison pour que des immigrés – français ou non – soient assignés à une religion en particulier.
J.A.I. : N’y a-t-il pas un risque que la France tombe dans le communautarisme et le « différentialisme »?
J.P.C. : Je le crains, car ces deux idéologies expliquent largement l’inertie de la gauche et de la droite. Les communautaristes de droite et les différentialistes de gauche profitent du fait que l’égalité est une idée beaucoup plus difficile à faire comprendre que la différence. Je n’ai pas oublié, pour ma part, que l’égalité devant la loi avait été proclamée par la Révolution ; nous devons maintenant tout faire pour que l’égalité des chances soit une égalité réelle, en mettant en place les dispositifs permettant à chacun d’avoir le pied à l’étrier. La République le permet en opérant des différenciations sur une base sociale (le revenu) ou géographique (les quartiers), mais pas sur une base ethnique.
J.A.I. : Que pensez-vous de l’instauration de quotas ?
J.P.C. : Pas plus que le président de la République je ne suis favorable aux quotas. Les quotas conviennent à une société communautariste, mais pas à une société républicaine dans laquelle on doit mettre en oeuvre des moyens politiques pour assurer l’égalité des chances. J’avais ouvert une voie en créant, en 1999, les Commissions d’accès à la citoyenneté, dont la tâche était de promouvoir les politiques d’accès à l’emploi, plutôt que de se cantonner à la lutte contre la discrimination à l’entrée des discothèques.
J.A.I. : Donc, pas de discrimination positive ?
J.P.C. : Je préfère des bourses qui permettent aux jeunes des banlieues de préparer dans de bonnes conditions les concours de la fonction publique. Le principe du concours est plus sain que la discrimination positive, qui comporte des effets pervers.
J.A.I. : Etes-vous inquiet, à terme, pour la France ?
J.P.C. : C’est une crise grave. Nous sommes en présence d’un défi qui est à l’échelle du siècle. Et je crains qu’une fois l’alerte passée on ne retombe dans l’inertie. Espérons que quelque chose de positif sortira de cette crise, par exemple en matière d’accès à l’emploi. Huit cent mille fonctionnaires vont partir à la retraite au cours des cinq prochaines années. Qui va les remplacer ? Donnons des bourses aux jeunes dès 16 ans pour les aider à préparer les concours. Ce sera une bonne incitation pour ceux qui ont la volonté de travailler.
J.A.I. : Pourquoi la France n’est pas à la hauteur d’elle-même ?
J.P.C. : J’envisage d’écrire un petit manuel pour revisiter l’histoire de France. Cela aidera nos concitoyens à accepter une France mélangée mais ne reniant pas l’héritage de 1789. Métissage accepté. Citoyenneté maintenue. Tout, au demeurant, n’est pas négatif dans le tableau de la société française. Sur le plan démographique, nous sommes l’un des pays européens les plus dynamiques. Sur le plan scientifique, la France reste au tout premier rang. Il y a un peu trop de sinistrose…
J.A.I. : Pensez-vous que la France doive faire acte de repentance, comme le lui demande le président Bouteflika ?
J.P.C. : Il est bon que l’Algérie se soit libérée du colonialisme. Maintenant, on ne peut pas effacer l’Histoire. Or il n’y a pas eu que des ombres ; il y a eu aussi des lumières, dont les grandes villes algériennes portent témoignage. On peut reconnaître que la colonisation était une forme particulièrement inhumaine et cruelle d’entrer en rapport avec ses voisins d’outre-Méditerranée. En même temps, la colonisation a été le processus douloureux, violent, mais qui a existé, où un certain nombre de pays qui étaient restés en dehors de l’histoire universelle ont été happés par ce mouvement. L’Algérie est sortie complètement transformée de la colonisation française. De toute façon, entre la France et l’Algérie, l’avenir durera plus longtemps que le passé. Le président Bouteflika est un homme politique. Mais les hommes politiques peuvent aussi dire des choses justes.

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