Marchandage planétaire

Cinq jours durant, à Genève, Pascal Lamy, le directeur général de l’OMC, va tenter de débloquer les négociations sur la libéralisation des échanges. En pleine résurgence du protectionnisme, le pari est risqué.

Publié le 21 juillet 2008 Lecture : 5 minutes.

Pascal Lamy, le directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), a fini par en avoir assez des atermoiements dans lesquels les négociations du cycle de Doha étaient engluées. En demandant aux trente ministres du Commerce extérieur les plus représentatifs de se rendre à Genève, du 21 au 26 juillet, pour négocier enfin sérieusement une libéralisation des échanges internationaux, il a choisi le quitte ou double.
Ce n’est pas qu’à 61 ans Lamy soit devenu soudain impulsif. Il demeure un coureur de fond, au propre (c’est un très bon marathonien) comme au figuré. Ancien directeur de cabinet du président de la Commission de Bruxelles, puis commissaire européen chargé du Commerce international, il connaît depuis longtemps la nécessité des compromis longuement négociés. Simplement, il ne supporte plus d’être paralysé par la résurgence du protectionnisme.
En 2005, lorsqu’il a pris la direction de l’OMC, sa feuille de route était toute tracée. Choquée par les attentats du 11 septembre 2001, la communauté des nations s’était, en novembre à Doha (Qatar), résolue à couper les racines du terrorisme en faisant profiter les pays les moins développés des bienfaits du commerce mondial. Dans cette perspective, les États membres de l’OMC étaient tombés d’accord pour ouvrir un nouveau cycle de négociations – le neuvième depuis 1945 – en vue de réduire les subventions, les droits de douane et tous les obstacles au développement des échanges.

Saine concurrence
Tous admettent en effet le principe qu’une saine concurrence permet à chaque pays de se spécialiser dans les domaines d’activité où il est le plus compétitif et où il peut réaliser un maximum de profits. D’autre part, l’abaissement des barrières douanières contribue à l’augmentation des échanges et à la circulation des richesses. Selon les calculs des spécialistes, le revenu mondial augmenterait chaque année de 50 à 100 milliards de dollars en cas d’heureuse conclusion du Cycle de Doha.
Hélas ! ce bourreau de travail et fin négociateur qu’est Pascal Lamy a connu déconvenue sur déconvenue. En 2006, le sommet de Hong Kong a débouché sur une suspension des négociations, les États membres se montrant incapables de surmonter leurs divergences. Depuis la reprise des pourparlers, l’année suivante, les points de vue se sont rapprochés à la vitesse d’un escargot.
L’exercice est, il est vrai, difficile. Les 152 membres de l’OMC (au sein desquels Sainte-Lucie, par exemple, « pèse » autant que les États-Unis) doivent adopter à l’unanimité et dans son intégralité un texte où ils s’engagent à moins protéger leurs produits. Autrement dit : à consentir des sacrifices dans certains domaines, à condition de pouvoir espérer des avantages dans d’autres.
Les pays industrialisés (États-Unis, Union européenne, Japon) sont ainsi priés de réduire drastiquement les subventions qu’ils allouent à leurs agricultures, pour permettre aux pays du Sud de leur vendre davantage de viande ou d’éthanol. En échange, ces derniers sont invités à abaisser leurs droits de douane sur les produits industriels, afin que les pays du Nord puissent leur vendre davantage de tracteurs et d’ordinateurs.
Le problème est qu’aucun gouvernement n’est disposé à sacrifier une partie de ses électeurs et à se mettre à dos les groupes de pression. Les cotonculteurs américains menacent, par exemple, de ne pas voter pour un candidat à la Maison Blanche qui se serait déclaré favorable à une réduction de leurs subventions. Une réduction que, de leur côté, Brésiliens et Africains, empêchés par cette concurrence déloyale de vendre leur coton à un prix normal, réclament à cor et à cri.

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Foire d’empoigne
Pour se protéger de la concurrence latino-américaine, les pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) veulent empêcher les Européens de réduire leurs quotas d’importation de bananes. L’Argentine et l’Inde n’ont nulle envie de voir les produits industriels occidentaux tuer leurs industries naissantes. Les Japonais veulent maintenir coûte que coûte des droits de douane de plus de 150 % sur leurs importations de riz. Et ainsi de suite.
Lamy souhaite donc mettre un peu d’ordre et de bon sens dans cette foire d’empoigne planétaire. D’autant qu’il sent monter un fort courant de protectionnisme, la mondialisation étant de plus en plus vécue comme une menace par les opinions publiques des pays développés. Les démocrates américains, qui contrôlent le Congrès, traînent par exemple les pieds pour ouvrir les frontières de leur pays. Parce qu’ils redoutent que la concurrence asiatique provoque des suppressions d’emplois.
Le président français Nicolas Sarkozy a parfaitement résumé la position occidentale, le 25 juin. Il a jugé « totalement invraisemblable qu’on s’obstine à négocier un accord dans lequel nous n’avons rien obtenu sur les services et l’industrie, et qui conduira à baisser de 20 % la production agricole dans un monde où 800 millions de personnes meurent de faim ».
Une semaine durant, Lamy va donc tenter de convaincre les protagonistes du commerce mondial d’échanger leurs bÂufs contre leurs pneus, leurs services bancaires contre leurs téléphones portables, leurs fleurs contre leurs accumulateurs électriques Un troc planétaire aussi gigantesque que techniquement incompréhensible pour le commun des mortels.
Les pays riches devront accepter que les plus pauvres réduisent leurs barrières douanières moins drastiquement et moins rapidement qu’eux-mêmes. Les pays en développement se verront proposer de conserver des taxes à l’importation élevées, mais sur un nombre limité de produits industriels. Pour le moment, les plus pauvres seront exemptés de libéralisation, s’ils le souhaitent.
Conformément à la méthode Coué qu’il applique depuis des mois, Lamy va répétant que « jamais il n’y a eu sur la table des négociateurs autant de dossiers près d’être bouclés ». Mais il sait que l’affaire n’est pas gagnée d’avance et évalue les chances de succès à 50 %. Ce qui n’est pas beaucoup.
Même dans l’hypothèse où les ministres parviendraient à un accord le samedi 26 juillet, plusieurs mois de négociations seraient encore nécessaires pour fixer les pourcentages, les quotas, les délais, les exceptions et les sauvegardes sans lesquels aucun pays n’acceptera de signer. Enfin, tout pourrait être remis en cause par l’administration américaine qui sera mise en place après les élections du mois de novembre. Voire le refus d’une île perdue du Pacifique ou des Caraïbes de ratifier le texte final.
C’est dire que Pascal Lamy n’a pas fini de harceler Lula le Brésilien, Hu le Chinois ou Mandelson l’Européen. Pour les convaincre de voir plus loin que leurs intérêts égoïstes. Et de jouer – plus et mieux – la carte du multilatéralisme.

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