Les secrets du succès des Chaabi
Il y a le père, Miloud, berger devenu milliardaire. Et ses enfants, qui règnent avec lui sur Ynna Holding, groupe présent de l’immobilier à la grande distribution. Visite d’un empire géré dans le respect des traditions… familiales.
« Je défie quiconque de trouver une entreprise en aussi bonne santé financière qu’Ynna Holding. » Voilà comment Omar Chaabi commente les rumeurs sur les difficultés que traverserait le groupe diversifié dont il est le vice-président. Avec une croissance de son chiffre d’affaires dépassant les 10 % sur les cinq dernières années, selon ses dires, cet empire familial fondé par son père, Miloud Chaabi, 85 ans, affiche par ailleurs un taux d’endettement d’à peine 5 %. Une exception au Maroc.
« Tout le monde le sait, on ne travaille pas avec l’argent des banques, mais avec nos propres ressources, précise Omar Chaabi. Les seules dettes que nous avons dans notre bilan portent sur des lignes de trésorerie indispensables à la marche de nos activités. »
Et quand on lui demande si le groupe fait encore des bénéfices et, surtout, s’il en réalise plus d’année en année, notre homme a cette réponse très marocaine : « Oui, hamdoulilah – Dieu merci. » Il n’en dira pas plus.
« Le berger qui a décroché la lune », écrit son biographe. La lune ? C’est une fortune aujourd’hui estimée à 1,5 milliard d’euros…
Top 50 en Afrique du Nord
D’après les données collectées par Jeune Afrique, Ynna Holding a réalisé un chiffre d’affaires de 968 millions d’euros en 2012, ce qui le place au 33e rang des plus grandes entreprises d’Afrique du Nord, et à la 129e place africaine. Mais chez les Chaabi, on n’aime pas trop parler d’argent.
« Les chiffres, ce n’est pas toujours important, estime Omar Chaabi. Quand on les torture, ils confessent toujours. On peut leur faire dire ce qu’on veut. » Le groupe, entièrement détenu par la famille, n’a d’ailleurs jamais distribué de dividendes. « Tout ce qu’on gagne, on le réinvestit », insiste le benjamin de celui que tout le monde appelle Lhaj Miloud.
Trois enfants au premier plan
Miloud Chaabi a eu six fils (dont deux sont décédés) et une fille, issus de deux unions distinctes. Zoom sur les plus visibles d’entre eux.
Faouzi Chaabi
« Monsieur Distribution »
Il a hérité de son père le franc-parler, le goût pour les arts plastiques et la passion pour la chose politique. Plusieurs fois élu communal à Rabat, Faouzi, 56 ans, est diplômé de l’EDC Paris Business School, en France.
Il s’occupe tout particulièrement de la chaîne de grande distribution Aswak Assalam, un business qu’il a lui-même lancé au début des années 2000.
Asmaa Chaabi
La fibre sociale
Première femme marocaine élue maire d’une commune urbaine (Essaouira), Asmaa, 51 ans, dirige la Fondation Miloud-Chaabi, à laquelle son père a consacré 10 % de sa fortune.
Cette diplômée de Polytechnique Londres est aussi à l’origine de la création de la branche marocaine de l’International Women’s Forum, qui milite pour la promotion du leadership des femmes dans le monde.
Omar Chaabi
Le pro de l’image
Il est le petit dernier de « Lhaj Miloud ». Omar, 44 ans, est titulaire d’un bachelor en marketing de l’université de San Francisco, aux États-Unis.
Aujourd’hui vice-président exécutif d’Ynna Holding, il est aussi le « Monsieur Communication » de la famille. Depuis qu’il a rejoint le groupe, en 2000, il s’est employé à en moderniser l’image auprès des médias et du grand public.
Né en 1930 à Chaaba, un petit patelin près d’Essaouira, Miloud Chaabi vient de loin, très loin.
« Enfant, il était berger. Un jour, alors qu’il avait à peine 12 ans, un loup s’introduit dans sa bergerie et dévore l’une de ses brebis. Craignant la colère paternelle, il préfère fuir le domicile familial. Il traîne alors de village en village, avant de s’établir vers 16 ans dans la ville de Kenitra, où il travaille comme maçon », explique Fahd Iraqi, ancien directeur de publication de l’hebdomadaire TelQuel et coauteur, en 2007, d’un portrait-enquête sur « le berger qui a décroché la lune ». La lune ? C’est une fortune aujourd’hui estimée à 1,5 milliard d’euros…
Souks
Vous l’aurez compris, Miloud Chaabi ne sort ni de Polytechnique, ni de HEC, ni de Centrale Paris, comme la grande majorité de l’élite économique du royaume chérifien. Lui, c’est dans la rue, les souks et les chantiers de construction qu’il a appris le business.
« J’ai monté ma première entreprise à 18 ans, avec des amis maçons qui travaillaient avec moi sur un chantier à Kenitra », aime raconter le patriarche. Cette entreprise qui bâtissait des maisons pour 5 000 dirhams dans les années 1950 fut l’une des premières firmes marocaines de promotion immobilière. Elle est surtout l’ancêtre de Chaabi Lil Iskane, aujourd’hui l’un des géants marocains de la construction, qui a fait longtemps figure de vaisseau amiral du groupe.
Car en soixante-cinq ans, Miloud Chaabi a eu le temps de diversifier son business. D’abord autour des métiers de l’immobilier et du BTP, puis dans l’industrie, la grande distribution et les services. Le jeune berger devenu milliardaire règne aujourd’hui sur un groupe d’une quinzaine de filiales et emploie 20 000 collaborateurs. Une réussite qui fait grincer des dents dans le milieu très feutré des affaires, où Lhaj Miloud et ses fils passent pour des extraterrestres.
Organisation
« Nous souffrons sans doute de stéréotypes. Un aroubi [« campagnard »] n’a peut-être pas le droit de réussir comme un Fassi, ironise un membre de la famille. Nous n’avons pourtant rien à envier aux grandes multinationales, que ce soit en termes de gestion ou d’organisation. »
Pilotées depuis le siège d’Ynna Holding, boulevard Mohammed-V à Casablanca, les activités sont organisées en pôles. Et les filiales sont confiées à des managers aux têtes bien faites et aux noms diversifiés comme El Bari, Regba, Lacham… Bref, tout sauf Chaabi. « On s’interdit de nommer des directeurs issus de la famille, explique un membre du clan. Car c’est toujours difficile d’être impartial avec un cousin ou une cousine. Avec un étranger, demander des comptes est beaucoup plus naturel. Les histoires familiales ne doivent pas interférer dans les affaires. »
Les fils Chaabi, eux, évoluent dans le holding en tant qu’administrateurs, sous la présidence de Lhaj Miloud. Et disent ne pas s’immiscer dans la gestion courante des filiales. « Les DG ont pleins pouvoirs. La seule prérogative réservée à la famille, c’est le choix du directeur financier, insiste Omar Chaabi. Si on se met à décider de tout et de rien, la reddition des comptes n’a plus lieu d’être. »
Sur ce registre, la famille a une tradition bien spéciale. Tous les six mois, un conseil d’administration se réunit au siège. Rien de bien extraordinaire jusque-là, sauf que l’usage veut que seuls les directeurs dont les firmes gagnent de l’argent soient conviés à cette grand-messe. Les canards boiteux, eux, restent chez eux.
Style
« Si vous remarquez l’absence d’un DG lors d’un conseil d’administration, il faut en déduire qu’il a fait une mauvaise saison. On ne présente que les bons résultats à Lhaj », confie un administrateur du groupe. Cette année, beaucoup ont dû s’absenter. Surtout ceux des filiales opérant dans l’immobilier et le BTP… « Le secteur du bâtiment est quasiment à l’arrêt, admet Omar Chaabi. Mais cela a un impact assez léger sur les finances du groupe, puisque ces activités représentent aujourd’hui moins de 25 % de notre business. Notre politique de diversification a été très critiquée, mais elle porte aujourd’hui ses fruits. »
Les quatre pôles d’Ynna Holding
Immobilier & hôtellerie
Mogador Hôtels (hôtellerie), Super Cerame (céramique), Chaabi Lil Iskane (promotion immobilière)
Industrie & BTP
Dimatit (matériel hydraulique), Electra (câbles et batteries) Fibrociment (matériel en ciment), GPC (emballages en carton) Sametal (charpentes et chaudronnerie), SCIF (matériel ferroviaire) SNEP (matière plastique), Travaux Maroc (voirie et assainissement) Ynna Asment (clinker et ciment), Ynna Steel (sidérurgie)
Distribution & agroalimentaire
Aswak Assalam (grande distribution), Al Karama (eau embouteillée)
Énergies renouvelables
Ynna Bio Power (éolien)
Si le siège est le lieu idéal pour piloter les activités administratives et financières du holding, les questions stratégiques, elles, sont traitées ailleurs. Exit l’ambiance froide des locaux administratifs de cet immeuble art déco du vieux Casablanca.
C’est dans une villa nichée dans le quartier très huppé de Souissi, à Rabat, que l’avenir du groupe se décide. Grand jardin, toiles de maîtres accrochées aux murs, installations d’art contemporain dans les halls et voitures de collection dans le garage…
Décors à la Coppola
Bienvenue dans le « family office » des Chaabi, où les fils de Lhaj Miloud travaillent tous les jours. L’ombre du père n’est jamais loin, puisqu’il réside dans une maison mitoyenne. « C’est ici que les grandes décisions sont prises », explique Omar Chaabi, qui nous fait faire le tour du propriétaire de ce lieu qui n’est pas sans rappeler les décors de Coppola dans Le Parrain.
« Il nous est arrivé d’acheter des boîtes en dix minutes autour d’un déjeuner ou d’un dîner familial. Cette souplesse dans la prise de décision est notre plus grande force », signale le « Monsieur Communication » de la famille.
Une souplesse à laquelle la famille tient beaucoup, tout comme au visage « humain » du groupe.
« Nous souhaitons asseoir une bonne gouvernance et une organisation moderne pour assurer la pérennité du groupe, mais nous ne voulons pas trop l’institutionnaliser, poursuit-il. Nous n’avons rien inventé. Même Warren Buffett [le célèbre milliardaire américain] le dit : l’institutionnalisation tue les entreprises. » Et Omar Chaabi d’affirmer : « Les 20 000 collaborateurs du groupe ont tous le numéro de portable de Lhaj Miloud et peuvent l’appeler à tout moment. »
Nés d’un père milliardaire, les fils Chaabi n’ont pas pour autant grandi dans un faste insolent. Et avant d’atteindre les sommets dans la hiérarchie du groupe, ils ont débuté au bas de l’échelle, avec de modestes salaires.
« Mon père nous a élevés à la dure, raconte l’un d’entre eux. Pour lui, il était essentiel qu’on prenne conscience que la vie n’est pas facile pour tout le monde. Afin qu’on ne soit jamais déconnectés de la réalité du peuple, qu’on comprenne ses préoccupations et ses besoins. On s’habillait simplement. Pas de moto, pas de voiture, pas de frime. Mes camarades de classe me riaient d’ailleurs au nez quand je leur disais que mon père était riche. Ils ne me croyaient pas. Jusqu’au jour où il est venu me chercher à la sortie de l’école au volant d’une voiture de luxe. »
Bolides, toiles et greens
Contrairement à ce que pourrait laisser croire l’image de blédard que traîne Miloud Chaabi, les loisirs de cet ancien berger devenu milliardaire n’ont rien à envier à ceux des grands de ce monde. Amateur de voitures de course, il affectionne tout particulièrement les bolides italiens tels que les Ferrari ou les Maserati. Il possède également une des collections d’art les plus importantes du Maroc, avec une nette préférence pour les peintres locaux : Jilali Gharbaoui, Chaibia Talal, Ahmed Cherkaoui…
« Mon père s’est retrouvé collectionneur malgré lui, précise Omar Chaabi. Il voulait aider les artistes marocains à vivre de leur art, à une époque où personne n’achetait ces choses-là. » Côté sport, « Lahj Miloud » a peu à peu troqué ses gants de boxe pour une raquette de tennis puis, à la fin des années 1980, pour un club de golf. Une passion qui ne s’est jamais démentie depuis : on peut encore voir le self-made-man de 85 ans sur les greens de Dar Es Salam (Rabat) ou Marrakech tous les matins dès 7 heures.
Halal
Pieux, Lhaj Miloud croit en des valeurs simples : le travail et le mérite. Et a une conception des affaires bien à lui : « Travailler pour les générations futures dans le strict respect des préceptes de l’islam. » Dans ses hôtels Mogador, pas une goutte d’alcool n’est servie. Idem dans sa chaîne de supermarchés, Aswak Assalam, où vins, whiskies et bières n’ont pas leur place.
D’ailleurs, ce sont les seules grandes surfaces du royaume à fermer leurs portes le vendredi à l’heure de la prière de la Joumouaa. « Je ne vois pas où est le problème : dans le monde entier, les chrétiens ne travaillent pas le dimanche et les juifs ferment leurs commerces le samedi, alors que ce sont des jours de grande affluence. Nous sommes un pays musulman. Pour être cohérent avec l’environnement où nous vivons, Aswak Assalam ferme donc le vendredi à l’heure de la Joumouaa », justifie l’un des fils Chaabi.
Mieux encore, comme le veut la charia, l’ensemble des filiales du groupe s’acquittent de la zakat, cet impôt coranique que tout musulman est censé payer à la communauté sur ses gains annuels.
Des pratiques qui font passer les Chaabi pour « tradi » ou « vieux jeu » dans un milieu des affaires qui s’occidentalise et se laïcise de plus en plus. Peu importe.
Ce capitalisme halal à visage social, tous les membres de la famille l’assument sans complexe : « Cela fait peut-être grimacer une minorité de bourgeois gominés des beaux quartiers de Casa. Mais la majorité des Marocains apprécie beaucoup ce que nous faisons. Cela nous suffit largement. »
Quand Miloud Chaabi a misé sur l’Afrique
Libye, Sénégal, Côte d’Ivoire… Indésirable au Maroc sous Hassan II, Miloud Chaabi a misé sur les pays du continent dès les années 1970.
Bien qu’on ne le retrouve pas dans les tournées africaines de Mohammed VI, Miloud Chaabi fait partie des premiers hommes d’affaires marocains à être partis à la conquête de l’Afrique. Il est même l’un des capitaines d’industrie qui connaissent le mieux le continent.
Dès les années 1970, l’homme investit en Libye, en Égypte, en Tunisie, au Sénégal, au Mali, en Mauritanie et en Côte d’Ivoire en lançant des projets immobiliers, en remportant de gros marchés de travaux publics ou en installant des unités industrielles. Certaines d’entre elles sont toujours actives, notamment en Tunisie (PVC et caoutchouc) et en Égypte (batteries électriques).
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