La « prise syrienne »
Nous avons tous vu le jeune président syrien Bachar al-Assad le 14 juillet à Paris.
À la tribune d’honneur des festivités organisées par Nicolas Sarkozy, il était à une place de choix, parmi une quarantaine de chefs d’État ou de gouvernement européens et méditerranéens. Le paria d’hier, l’homme auquel les États-Unis, Israël et la France refusaient de parler (et dont le territoire a été bombardé par Israël le 6 septembre 2007) était là, objet de curiosité – et d’égards.
Pourquoi ce soudain changement d’attitude ?
Le président français a été critiqué pour avoir invité ce dirigeant que beaucoup de défenseurs des droits de l’homme ou d’amis d’Israël jugent infréquentable. Mais, on le sait, Nicolas Sarkozy aime surprendre, et même choquer ; rien ne l’excite davantage que d’être à la manÂÂuvre, de conduire des opérations osées, de courir des risques.
Son prédécesseur, Jacques Chirac, avait essayé, en 2001 et 2002, de prendre sous sa tutelle le jeune Bachar, qui venait de succéder à son père et, déçu, avait fini par tirer son épingle du jeu pour se joindre à George W. Bush. On l’a entendu vilipender le Syrien, lui imputer l’assassinat du Premier ministre du Liban, Rafic Hariri, le traiter en adversaire, voire en ennemi.
En quittant l’Élysée, il a recommandé à Nicolas Sarkozy de tenir le président syrien à distance, pour demeurer le proche soutien de ses adversaires libanais, les fils Hariri.
C’est, au sens que lui donnent les services secrets, une « opération » entièrement différente, et même inverse, qu’a entreprise le successeur de Jacques Chirac.
Je me propose de vous l’exposer, car elle explique la présence de Bachar al-Assad à l’Élysée, le 13 juillet, et place de la Concorde le lendemain, ainsi que les égards particuliers dont il a été l’objetÂÂ sans que ni les Israéliens, même les plus à droite, ni les Américains, même les plus hostiles à la Syrie, esquissent l’ombre d’une protestation.
C’est avec ses deux plus proches collaborateurs, Claude Guéant et Jean-David Levitte – et non avec son ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, qui intervient, lui, sur d’autres fronts – que Sarkozy conduit en secret, mais avec le plein accord d’Israël et des États-Unis, son opération « récupération de la Syrie ».
Elle ressemble énormément à celle, tout aussi secrète, qu’avait menée Tony Blair, il y a plusieurs années, pour récupérer Kadhafi et la Libye, les éloigner de l’activisme et les mettre ou remettre « dans le droit chemin », c’est-à-dire l’orbite occidentale.
Et c’est d’ailleurs parce que Kadhafi a compris qu’on allait le doter d’un « jumeau » en retournement de veste qu’il a refusé de se rendre à Paris en même temps que Bachar al-Assad.
Comme celle qui a permis aux Anglo-Américains, et plus généralement aux Occidentaux, de remettre le grappin sur la Libye, l’opération « récupération de la Syrie » se déroulera sur deux, trois ou quatre ans. L’une et l’autre sont simples à décrire, complexes et délicates à réussir.
Dans le cas syrien, en cours d’exécution, l’enjeu n’est pas la Syrie elle-même, qui n’a que peu d’intérêt et guère de richesses pétrolières, mais l’Iran.
Pour avoir une chance de « récupérer la Syrie » il faut lui offrir :
– le Golan, territoire syrien occupé depuis 1967 par Israël et que ce dernier restituerait ;
– une aide économique et financière, car la République syrienne a accumulé trente ans de retard en quarante ans de dictature des Assad père et fils ;
– la réintégration de ses dirigeants dans le cercle arabe et occidental ;
– et la garantie de les laisser au pouvoir.
En contrepartie, on exigera de la Syrie non seulement qu’à l’instar de l’Égypte et de la Jordanie elle fasse la paix avec Israël et noue avec lui des relations diplomatiques, mais aussi et en outre qu’elle :
– rompe son alliance de fait avec l’Iran ;
– cesse de soutenir le Hezbollah au Liban et le Hamas (ainsi que les autres factions opposées à l’hégémonie israélienne) en Palestine.
Si l’opération réussit, ses auteurs auront capturé au lasso une « belle prise » et fait d’une pierre plusieurs coups. Ils auront isolé complètement l’Iran en lui retirant ses seuls alliés : la Syrie, le Hezbollah et le Hamas ; ils auront mis la Palestine et le Liban entre les mains des « modérés », ceux qui acceptent de se mouvoir dans l’orbite américano-occidentale ; ils auront fait « rentrer » la Syrie dans le bercail des « modérés », comme ils avaient, hier, ramené dans le camp occidental le cheval libyen.
Tous les membres du « front arabe du refus » auront été « persuadés » de rentrer dans le rang – et mis sous contrôle !
Il faut le dire : nul autre que Nicolas Sarkozy n’aurait pris le risque d’une tentative aussi hasardeuse, maisÂÂ qui a des chances de réussir.
Hasardeuse pour de nombreuses raisons :
1- Les négociations de paix entre Israël et la Syrie ont une longue histoire qui date de la conférence de Madrid, en 1991. Le père de l’actuel président syrien et quatre ou cinq Premiers ministres israéliens s’y sont essayés en vain.
2- Israël a la plus grande difficulté à « restituer » quoi que ce soit, en particulier des territoires.
Lorsqu’il se résout à le faire, il privilégie les retraits aussi unilatéraux que forcés (Liban, Gaza)ÂÂ qui se révèlent peu judicieux et qu’il regrette.
La restitution du Sinaï à l’Égypte est l’exception. Elle a été réalisée à deux reprises mais, chaque fois, c’est un président américain qui l’a imposée.
3- Le « précédent libyen » de l’opération envisagée par Nicolas Sarkozy a réussi parce qu’il a été mené dans le plus grand secret et que Kadhafi, lui, est maître de son pays et de ses décisions. Ce qui n’est pas le cas de Bachar al-Assad, tant s’en faut.
4- La Syrie est un pays situé au cÂÂur du monde arabe, dont elle se veut l’une des expressions. C’est une nation de tradition et un peuple fier : accepteraient-ils de leur président ce que les Libyens ont permis à leur « Guide » ? Peu d’observateurs le croient.
5- Entreprise en 2008, l’opération de récupération de la Syrie a besoin, pour être menée à bien, de trois ou quatre ans : la plupart des dirigeants israéliens et américains appelés à l’accompagner ne seront plus là pour aider Nicolas Sarkozy. Leurs successeurs voudront-ils continuer dans la même voie ? On peut en douter.
Le président français a, lui, près de quatre ans pour réussir. On connaît son volontarisme et il dispose en outre de la confiance qu’il a su inspirer aux Israéliens, aux Américains et aux dirigeants arabes dits « modérés ».
Leur objectif et leur intérêt communs sont d’isoler l’Iran, de le réduire.
C’est là un objectif stratégique qui vaut, à leurs yeux, tous les efforts.
L’affaire est donc à suivre : elle sera, dans les prochaines années, un des fils conducteurs de ce Moyen-Orient compliqué dont la Syrie, Israël et l’Iran sont, avec l’Irak dont le destin est en suspens, les principaux acteursÂÂ
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