Jusqu’où ira la CPI ?
La demande du procureur de la Cour pénale internationale de poursuivre le président soudanais el-Béchir suscite le malaise. Elle risque d’aggraver la situation au Darfour. Et, troublante coïncidence, les individus déférés devant le tribunal de La Haye ou
Il est des erreurs qui, à force d’être répétées, apparaissent comme des vérités. Contrairement à ce qui se dit et s’écrit depuis le 14 juillet, Omar el-Béchir, 64 ans, n’est pas le premier chef d’État en exercice mis en cause par la justice internationale. Le Serbe Slobodan Milosevic – inculpé en mai 1999, déchu en octobre 2000 – et le Libérien Charles Taylor – officiellement accusé en mars 2003 et exilé volontaire un mois plus tard – le furent avant lui. Mais le président soudanais figure en tête de liste sur le tableau de chasse du procureur de la Cour pénale internationale Luis Moreno-Ocampo (voir son portrait, pp. 20-21) pour son rôle clé dans un drame à la fois atroce, passionnel, propice aux surenchères catastrophistes et à haute teneur médiatique : le Darfour.
Si Milosevic est le symbole du nettoyage ethnique, Taylor celui des crimes de guerre, Thomas Lubanga celui des enfants-soldats et Jean-Pierre Bemba l’incarnation du chef de milice, el-Béchir occupe une place à part dans la classification de la CPI. Avec ce fils de paysan, ancien parachutiste qui fit le coup de feu contre Israël lors de la guerre de 1973 avant de s’emparer d’un pouvoir baptisé dans le sang (vingt-huit exécutions) et auquel il s’agrippe d’une main de fer depuis deux décennies, Luis Moreno-Ocampo tient son « Hitler noir ».
À condition, bien sûr, d’adhérer aux chefs d’accusation délivrés par le procureur argentin, la comparaison s’impose d’elle-même. L’essentiel de la « Requête du procureur aux fins de délivrance d’un mandat d’arrêt en vertu de l’article 58 contre Omar Hassan Ahmad el-Béchir », rendue publique à La Haye, concerne en effet le « crime de génocide » dont se serait rendu coupable depuis cinq ans le président soudanais au Darfour. Les chefs de crime de guerre et de crime contre l’humanité n’étant là que pour enfoncer le clou, c’est au « crime des crimes », celui de l’extermination volontaire des trois principales tribus darfouries – les Fours, les Masalits et les Zaghawas – que s’attache le Fouquier-Tinville de la CPI.
Diable idéal
La démonstration de Moreno-Ocampo s’articule en trois temps. Les faits tout d’abord : massacres, viols, déplacements forcés, destruction des villages, des récoltes, du bétail et des puits, vol des terres, attaques ciblées des camps de réfugiés. Autant d’éléments qui, mis ensemble, constituent le génocide. La responsabilité ensuite : c’est el-Béchir lui-même qui, selon le procureur, « contrôle et dirige les auteurs » de ces crimes depuis mars 2003. « Son contrôle est total », martèle-t-il, tout comme est totale « l’impunité » dont jouissent les séides du régime. Le plan, enfin. « M. el-Béchir a élaboré un plan dont il dirige l’exécution », assure Moreno-Ocampo. Son but est de « détruire une partie importante des groupes four, masalit et zaghawa en tant que tels » ; il « vise le génocide », son « intention » est clairement « génocidaire ».
Au vu de ce qui précède, le procureur ne pouvait pas faire moins que de demander la délivrance d’un mandat d’arrêt. Il y a un an, se fondant sur le même diagnostic, une batterie d’intellectuels européens exigeaient, eux, qu’on arme les rebelles revisités en « combattants de la liberté ». La démarche de Moreno-Ocampo est assurément plus raisonnable, mais est-elle pour autant plus responsable ?
Le moins que l’on puisse dire en effet est que le mot de génocide accolé au drame du Darfour pose problème. Le premier à utiliser ce terme, dès 2003, est un juif américain, directeur du mémorial de l’Holocauste à Washington. Aussitôt, le lobby noir – et notamment le Black Caucus du Congrès -, déjà mobilisé pendant la guerre du Sud-Soudan, le reprend à son compte, imité par le lobby juif puis par les chrétiens évangéliques néoconservateurs.
Au printemps 2004, l’administration Bush se convertit à cette thèse. Pour une double raison : la pression de l’électorat (on est alors en pleine campagne présidentielle) et l’opportunité d’un exutoire parfait pour détourner l’attention de l’Irak et du Proche-Orient. Obtus, militarisé, arabo-musulman proche de l’islamisme violent, le régime soudanais campe, il est vrai, le diable idéal.
Mais, en février 2005, une commission d’enquête de l’ONU contredit cette version : ce qui se passe au Darfour relève des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, pas du génocide. Attention, ajoutent les enquêteurs, à ne pas banaliser ce mot terrible. Un avertissement qui n’empêche pas le terme, porté par une pléiade de vedettes hollywoodiennes, de faire florès aux États-Unis, John McCain et Barack Obama l’ayant d’ores et déjà inclus dans leur vocabulaireÂÂÂ
En fondant la majeure partie de son argumentation sur le « crime de génocide », Luis Moreno-Ocampo a donc réussi un « coup » médiatique dans l’air du temps et jeté un pavé dans la mare. Mais il a aussi pris un risque : celui de ne pas pouvoir le prouver. À Nuremberg comme à Arusha, les documents écrits, sonores et visuels abondaient pour démontrer la logique génocidaire des nazis et des fanatiques du « Hutu Power ». Dans le cas du Darfour, rien à notre connaissance n’existe qui atteste d’un plan concerté, élaboré, archivé d’extermination des ethnies four, masalit et zaghawa.
Sur fond de rezzous
On pourra aussi objecter au procureur que les Darfouris qui vivent à Khartoum, où ils sont nombreux, n’ont pas – ou très marginalement – été touchés par la violence du pouvoir. On pourra surtout lui recommander de faire montre d’un peu moins de certitudes : si chacun s’accorde à reconnaître que le général el-Béchir est le premier responsable du sort épouvantable réservé à une partie de ses concitoyens, la situation chaotique qui prévaut à la frontière tchadienne, où s’affrontent guérillas, gangs de coupeurs de routes et clans fragmentés sur fond de rezzous et de règlements de comptes, oblige l’observateur à l’humilité. Nul ne peut prétendre posséder la clé d’un conflit aussi complexe.
Quelles seront les conséquences de ce coup de théâtre ? Ceux qui approuvent la requête du procureur de la CPI de poursuivre el-Béchir ne semblent guère se faire d’illusions sur son acceptation finale par la Cour. Mais ils parient qu’elle servira à faire pression sur le président soudanais en maintenant au-dessus de lui, pendant quelque temps, une épée de Damoclès, afin qu’il lâche du lest au Darfour. Les plus optimistes vont même jusqu’à prévoir un « effet Milosevic » pour l’élection présidentielle de 2009 : discrédité aux yeux de son opinion comme le fut à l’époque le maître de Belgrade, l’homme fort de Khartoum sera désavoué par les électeurs – à condition, bien sûr, que les élections soient libres. On peut toujours rêverÂÂÂ
Le Washington Post va plus loin : il faut, écrit-il dans un éditorial, accompagner la démarche du procureur en décrétant un embargo sur le pétrole soudanais, en brouillant les communications internes du régime et en interdisant le survol du territoire soudanais à tout aéronef militaire. Certains parlent même de favoriser un coup d’État à Khartoum, voire une prise du pouvoir par les rebelles du chef de guerre Khalil Ibrahim.
Apprentis sorciers d’un côté, Cassandres de l’autre : beaucoup d’observateurs craignent que le coup de force de Moreno-Ocampo entraîne au contraire un durcissement du pouvoir, une explosion de violences et, à moyen terme, la réouverture du front sud avec la rupture des accords de 2005. Bref, le scénario catastrophe d’une « somalisation » du Soudan.
Anomalie scandaleuse
Au-delà, la décision du procureur argentin suscite un évident malaise. Les éléments constitutifs du « crime de génocide » tel qu’il les souligne dans sa requête auraient en effet fort bien pu être relevés à propos des répressions et guerres coloniales, de l’invasion de l’Irak et de bien des aspects de la politique israélienne dans les territoires occupés. Ariel Sharon et Donald Rumsfeld ont échappé à la justice internationale, tout comme, apparemment, les généraux birmans, pour la simple raison que la CPI ne s’est jamais sentie dans l’obligation morale d’enquêter sur leur cas. Deux poids, deux mesures ?
Curieusement, le groupe le plus important parmi les signataires du statut de Rome de la CPI est celui des États africains : 30 sur 106 au 1er juin 2008. Mais, à l’instar du Soudan, ni les États-Unis, ni Israël, ni – à l’exception de la Jordanie et de l’Afghanistan – aucun pays arabo-musulman, Maghreb compris, n’ont daigné ratifier cet accord. Or cette anomalie scandaleuse ne suscite aucune réaction, aucune campagne indignée de la part des avocats de la justice internationale.
Certes, la CPI est en soi un progrès considérable ; certes, ceux qui critiquent Luis Moreno-Ocampo le font souvent pour de mauvaises et indicibles raisons. Mais un peu plus d’équilibre, pour tout dire d’équité dans ses démarches aiderait grandement l’opinion africaine à admettre que, sur les douze individus actuellement déférés ou menacés de l’être (comme el-Béchir) devant les dix-huit juges de la Cour, tous sans exception sont des Africains. Il serait pour le moins discriminatoire en effet que la compétence universelle de la CPI se résume à une simple compétence africaine.
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