Demain la guerre ?

Même si l’heure semble être à l’apaisement, les deux pays se préparent au pire. Plus que jamais, les Israéliens sont déterminés à empêcher la République islamique d’acquérir la bombe nucléaire. Quitte à forcer la main aux Américains et à embraser toute la

Publié le 21 juillet 2008 Lecture : 12 minutes.

« Opération spéciale 85 » : conçu et distribué par la très officielle Organisation des étudiants islamistes, ce jeu vidéo fait fureur en Iran. Il s’agit d’un commando héroïque des forces spéciales qui affronte les Américains, les Israéliens et les phalangistes libanais pour délivrer des scientifiques iraniens détenus au fond d’une cave de Beyrouth. Le jeu ne dit pas si les ingénieurs en question sont des spécialistes du nucléaire, mais ils leur ressemblent beaucoup. Si, officiellement, les responsables de Téhéran répètent à l’envi qu’ils ne croient pas à une attaque israélienne (ou américaine) contre leurs installations d’expérimentation et de recherches atomiques – « cela reviendrait à déclencher la crise majeure de ce début de XXIe siècle », expliquent-ils -, un tel risque est évidemment pris très au sérieux. Par les Iraniens eux-mêmes, qui s’y préparent militairement et psychologiquement – même les jeux vidéo sont de la partie – tout en jouant la montre avec suffisamment de flexibilité pour repousser l’échéance jusqu’à l’arrivée d’une nouvelle administration américaine au pouvoir. Par nombre d’observateurs aussi, inquiets de l’évolution d’un bras de fer qui menace d’échapper à tout contrôle. Le film de ces dernières semaines prend ainsi des allures de compte à rebours.
À la mi-juin, l’armée israélienne procède en Méditerranée orientale, conjointement avec la Grèce qui joue le rôle de l’ennemi, à de vastes manoeuvres de sauvetage-récupération de pilotes et de commandos à quelque 1 500 km de ses côtes – soit la distance qui sépare Israël de l’Iran. Les 9 et 10 juillet, les Gardiens de la Révolution iraniens répliquent par l’exercice « Grand Prophète 3 » : des tirs d’essai de missiles chinois No dong (Shahab) capables en théorie de transporter une charge explosive de 1 tonne sur 2 000 km. Au même moment, Américains, Britanniques et Bahreïnis se livrent dans le Golfe à de discrètes simulations de protection des installations pétrolières et gazières en cas d’attaque iranienne. Le 11 juillet, la compagnie française Total, dernière major occidentale présente en Iran, annonce son retrait de l’énorme champ de South Pars dont la mise en valeur est désormais jugée trop risquée. Le lendemain, la banque Melli, principale banque commerciale iranienne, se voit confirmer par un tribunal britannique le gel de ses activités en Europe, accentuant ainsi le carcan – jusqu’ici plutôt léger – des sanctions. Le 13, un proche conseiller du Guide suprême Ali Khamenei déclare qu’en cas de raid israélien « le coeur d’Israël et 32 bases américaines dans la région seront frappés avant même que le sable de l’agression ne soit retombé ». Le 14, soufflant le froid après le chaud, le président iranien Mahmoud Ahmadinejad annonce que son pays est prêt à accueillir une représentation diplomatique américaine sur son sol, après vingt-neuf ans de rupture.ÂÂ En réalité, en cette mi-2008, le fond du problème, qui consiste à savoir si l’Iran est ou non engagé dans un programme de fabrication de l’arme atomique, n’est plus un sujet d’actualité. Le fait que les Iraniens continuent – voire accélèrent – leur processus d’enrichissement de l’uranium, lequel pourrait être utilisé à des fins militaires, est intolérable aux yeux des Israéliens et de l’administration Bush. L’approche « gel contre gel », préconisée par les Européens et jugée envisageable par les Iraniens (gel des sanctions contre gel du processus nucléaire), est perçue par eux comme un leurre de plus. « Pour que l’on commence à négocier, dit-on à Washington et à Jérusalem, il faut d’abord que l’Iran annonce la suspension de son programme. » Un programme considéré en Israël comme « une menace existentielle ». Et une condition reçue à Téhéran comme humiliante et irrecevable. Un compte à rebours, donc, angoissant, susceptible de déboucher sur l’embrasement du Moyen-Orient, est en marche. À moins queÂÂÂ

Quelle est la position exacte des Américains ?
Il y a moins d’un an, les risques d’une attaque américaine, ou américano-israélienne, contre les installations nucléaires iraniennes étaient considérés comme réels. Depuis, l’administration Bush a renoncé à ce projet. L’opposition massive de l’opinion (contre à 82 %), la proximité de l’élection présidentielle et surtout la grande réticence de l’état-major (« nous allons créer des générations de djihadistes pour nos petits-enfants », avertissait le secrétaire à la Défense Robert Gates) ont eu raison de l’enthousiasme du vice-président Dick Cheney à aller « casser de l’Iranien ». La question est aujourd’hui de savoir si cette administration s’opposera ou non à ce que les Israéliens fassent seuls le job. Feu vert, feu orange ou feu rouge ? Conscients de ce que leur intimité politique, diplomatique et militaire avec l’État d’Israël les exposera à des conséquences automatiques en cas d’attaque, des personnalités comme Condoleezza Rice et l’amiral Michael Mullen, chef d’état-major général des armées, ont fait connaître leurs craintes. « Après l’Irak et l’Afghanistan, un troisième front hostile aux États-Unis va s’ouvrir, explique Mullen. Or nous n’aurons pas les moyens d’y faire face. » Un avertissement clair, mais aussi un constat d’impuissance. Si les Israéliens lancent une série de raids aériens sur l’Iran avant le 20 janvier 2009, date de l’entrée en fonctions de la future administration, en dépit des réticences américaines, qui, à Washington, pourra les condamner publiquement ? En outre, le climat de crise, voire de psychose sécuritaire, que ne manqueront pas de susciter une telle attaque si elle survient avant l’élection de novembre et la riposte qui suivra, n’est-il pas un excellent moyen de propulser le candidat John McCain, pour lequel les dirigeants israéliens ont plus qu’une préférence ? Enfin, chacun sait à Washington que les appareils de Tsahal ne sont pas techniquement obligés de survoler l’espace aérien irakien, contrôlé par l’armée américaine, pour frapper l’Iran. Et puis, il est un argument moins dicible, avancé mezza voce du côté de la CIA et du Commandement américain des Opérations spéciales : si le Congrès, à la demande de Bush, a accepté fin 2007 de débloquer 400 millions de dollars pour financer le « programme Iran » et que celui-ci est d’ores et déjà entré en service, c’est bien parce que Washington partage les mêmes objectifs que Jérusalem. Le « programme Iran ? » Un classique des déstabilisations made in CIA, avec ce qu’il faut d’irresponsabilité. Le but est de susciter ou d’exacerber des foyers de troubles dans le sud-est, le sud-ouest et le nord-ouest du pays, régions traditionnellement rétives à l’autorité du régime des mollahs, en subventionnant les séparatistes kurdes iraniens, les Arabes Ahwazi, les Moudjahidine du peuple ainsi que les fondamentalistes sunnites baloutches du Jundallah. Quand on sait que Khalid Cheikh Mohammed, accusé d’être l’organisateur du 11 septembre 2001, et Ramzi Youssef, auteur de l’attentat de 1993 contre le World Trade Center, appartiennent tous deux à cette dernière communauté, le souvenir des opérations de soutien aux moudjahidine afghans pendant l’occupation soviétique revient irrésistiblement à l’esprit. La Centrale de Langley n’aurait-elle rien appris et tout oublié ?

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Comment Israël compte-t-il s’y prendre ?
Ehoud Barak, le ministre de la Défense, est pour ; Shaul Mofaz, le vice-Premier ministre, la juge « inévitable ». Ehoud Olmert et Tzipi Livni hésitent sur le timing. Et l’opinion n’y est pas hostile, malgré les représailles prévisibles. Autant de motifs en faveur d’une attaque aérienne israélienne contre l’Iran, selon Jérusalem, où des exercices spécifiques de défense passive ont déjà commencé. Techniquement, une telle opération est possible sans l’aide américaine, mais elle sera périlleuse pour plusieurs raisons. Contrairement aux raids lancés contre le siège de l’OLP à Tunis en 1985, le site nucléaire irakien Osirak en 1981 ou, tout récemment, contre une installation syrienne en septembre 2007, l’effet de surprise est inexistant. L’attaque nécessitera, dit-on en Israël, entre un et trois bombardements effectués par une cinquantaine de F-15 et F-16, ravitaillés en vol à l’aller et au retour par des KC-707. Trois routes aériennes sont théoriquement possibles. La première, la plus courte, est exclue : elle signifierait une violation de l’espace aérien jordanien (hostile) et un survol de l’Irak impliquant directement les États-Unis, qui ne le souhaitent pas. La seconde (2 000 km), est très aléatoire : passer au-dessus de la Turquie, qui possède une frontière commune avec l’Iran. Même si ce dernier pays est un allié stratégique d’Israël et un partenaire de manÂÂÂuvres militaires, on le voit mal accepter de prendre un tel risque. Reste enfin la troisième option, la plus longue (4 000 km), mais qui présente l’avantage d’éviter les espaces aériens nationaux : descendre la mer Rouge, puis contourner la péninsule Arabique.
Autre problème à résoudre : la grande dispersion des sites nucléaires iraniens (une centaine au total) et la bunkérisation des plus sensibles d’entre eux. Il faudra donc choisir les cibles. Enfin, les appareils israéliens seront obligés de viser les principales installations de lancement de missiles à longue portée pour réduire les capacités de représailles iraniennes contre l’État hébreu, ainsi que – à la demande des Américains, qui redoutent une pluie de fusées contre leurs bases en Irak et dans la région – les rampes de lancement des missiles à moyenne portée. Cela fait beaucoup, surtout qu’il faudra aussi s’en prendre aux forces navales iraniennes afin de les empêcher de bloquer le détroit d’Ormuz par où passe 40 % du pétrole mondial. Des sous-marins, dit-on à Jérusalem, pourraient être nécessaires pour cette dernière tâche. « Ce sera une guerre de vingt jours », estime l’état-major de Tsahal. Ce qui ne l’empêche pas de militer pour une action rapide : « Quand les Iraniens auront installé les batteries de Sam 20 qu’ils viennent d’acheter en Russie et quand le réacteur de la centrale de Bushehr sera approvisionné en combustible nucléaire, c’est-à-dire début 2009, nous ne pourrons plus rien faire. Les risques seront trop grands. C’est maintenant qu’il faut agir. »

Quelles sont les cibles ?
Quatre objectifs majeurs du programme nucléaire iranien devraient être visés en priorité. Une installation de production d’eau lourde et de plutonium à Arak, une unité de conversion de l’uranium à Ispahan, le réacteur russe du port de Bushehr, et la plus sensible de toutes les cibles : Natanz. Située dans une zone montagneuse entre Téhéran et Ispahan, l’usine de Natanz abrite des centaines de centrifugeuses pour l’enrichissement de l’uranium. Tout ce matériel est enterré à une profondeur de 8 à 23 mètres et nécessitera donc, pour espérer le détruire, l’usage de bombes « bunker busting » de 1 tonne, semblables à celles que les Américains ont utilisées lors de l’invasion de l’Irak et dont est dotée l’armée israélienne.

Comment l’Iran va-t-il (et peut-il) se défendre ?
Selon le commandant en chef des Gardiens de la Révolution lui-même, le général Mohammed Ali Jaafari, l’état actuel de la défense antiaérienne de l’Iran n’est « pas idéal ». On ne saurait mieux dire. Le Military Balance, qui fait autorité en la matière, estime qu’entre 30 % et 40 % de l’aviation de combat iranienne n’est pas opérationnelle. Sur le papier, l’armée de l’air compte 280 appareils, pour moitié américains (F-4, F-5 et F-14) datant de l’époque du Shah et pour moitié russes (Sukhoï 25 et Mig 29) récupérés sur l’Irak lorsque les pilotes de l’armée de Saddam Hussein vinrent les mettre à l’abri sur des aéroports iraniens. Idem pour les batteries de missiles sol-air. En attendant la mise en service des Sam 20, l’Iran se contente d’obsolètes Sam 14 et de Hawk américains fournis parÂÂÂ Israël il y a vingt ans, dans le cadre de ce qui allait devenir le scandale de l’Irangate.
S’opposer à un raid israélien est donc très difficile. En revanche, les moyens de rétorsion sont réels et sérieux. À commencer par les missiles stratégiques, dont l’usage est réservé aux Gardiens de la Révolution. L’Iran a à sa disposition plusieurs centaines de Scud B (Shahab 1) et C (Shahab 2) d’une portée respective de 300 et 500 km, capables de frapper n’importe où en Irak et dans le Golfe. Ainsi que plusieurs dizaines de No dong (Shahab 3 et Shahab 3B) dont le rayon d’action s’étend jusqu’à 2 000 km et qui pourraient, en théorie, atteindre Israël en moins d’un quart d’heure. Certes, les Israéliens disposent désormais du système de missiles antimissiles américains Arrow 3 ultraperfectionné, capable d’intercepter les Shahab 3B au-dessus de la Jordanie ou de la Syrie, mais il n’a pas encore été testé et il suffit qu’un seul missile ennemi passe au travers des mailles du filet pour faire des dégâts considérables. Les Iraniens possèdent enfin, dans les eaux du Golfe, une force de frappe de guérilla navale en mesure de couper la route des pétroliers dans le détroit d’Ormuz, large de 35 km dans sa partie la plus étroite, voire de lancer des raids sur Bahreïn et Abou Dhabi. Ils ont, pour ce faire, dans leur arsenal, deux à trois cents vedettes rapides à grande capacité dont certaines, pilotées par des équipages de Bassidjis (milice paramilitaire placée sous la houlette des Gardiens de la Révolution), sont en mesure d’effectuer des opérations kamikazes.

Quelles seraient les réactions des dirigeants arabes ?
Le très cynique John Bolton, faucon notoire et ultraconservateur patenté, ancien ambassadeur américain aux Nations unies, a sa réponse à cette question : « Ça leur fera plaisir, tant les chiites leur font peur. Ils diront bien sûr le contraire, mais en pratique, ils ne feront rien. » À l’exception de Bachar al-Assad, qui, aujourd’hui, soutient l’Iran dans la région ? Personne. Ce qui en dit assez long sur l’isolement diplomatique de la République islamique. Au mieux, Téhéran peut espérer que les approbations privées de l’attaque israélienne soient masquées par des condamnations publiques. On sait aussi, à l’avance, que la Chine et dans une certaine mesure la Russie feront connaître leur désapprobation. Tout comme Chávez, Castro, Kim Jong-il, Kadhafi, el-Béchir, Mugabe, Mbeki et quelques autres. L’Europe fera le dos rond. L’ONU aussi.

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Quelles conséquences pour l’Iran et la région ?
Incalculables à terme. Car tout dépendra de la capacité de l’Iran à riposter d’abord, à ouvrir des fronts secondaires ensuite. Le prix du brut pourrait atteindre des niveaux difficilement supportables par l’économie mondiale et les Iraniens seront tentés à la fois d’exacerber la violence des milices chiites en Irak et de contracter une alliance avec les talibans afghans – qui sont pourtant loin d’être leur tasse de thé idéologique – afin d’infliger des pertes sévères à la coalition occidentale et au gouvernement Karzaï. C’est d’ailleurs la hantise de l’état-major américain. Le Hezbollah libanais, dont les liens avec Téhéran sont extrêmement étroits et qui dispose de plusieurs milliers de lanceurs de roquettes capables de frapper le nord d’Israël, entrera sans doute en action. La population civile israélienne est-elle en mesure de supporter cela ? Enfin, et c’est sans doute le plus important, la plupart des experts s’accordent à reconnaître qu’à moins de vitrifier l’Iran ou de l’occuper « à l’irakienne » – ce qui est heureusement inenvisageable – toute action militaire ciblée contre ses installations ne pourra que retarder le programme nucléaire de la République islamique, en aucun cas l’arrêter définitivement. Par contre, l’effet probable de l’agression sera de renforcer un régime qui n’hésitera pas, à l’instar de ce qu’il a fait pendant son conflit avec l’Irak de Saddam Hussein, à imiter ce qui avait si bien réussi à Staline pendant la « grande guerre patriotique » : en appeler au nationalisme séculaire des Iraniens, réveiller les mânes des Perses et ressouder la population au-delà des clivages qui la divisent. Le problème, bien sûr, est que, de Bush à Olmert, les tactiques à court terme tiennent lieu de réflexion stratégique. Si l’on en croit le Sunday Times du 13 juillet, qui cite un responsable du Pentagone, le premier aurait d’ailleurs donné depuis quelque temps au second un « feu orange » explicite pour l’opération. En d’autres termes : « Prévenez-nous quand vous aurez décidé d’y aller. »
Apocalypse tomorrow ? En attendant, et au grand dam des faucons israéliens, un contact informel entre Américains et Iraniens était prévu le 19 juillet à Genève, là même où s’étaient déroulés, avant la première guerre du Golfe, les pourparlers de la dernière chance. Premier signe d’une désescalade ou danse au bord du gouffre ? Même quand tout semble s’articuler pour qu’il advienne, le pire, heureusement, n’est jamais sûrÂÂÂ

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