Comment Kadhafi prépare sa succession

Exclusif. Révélée par une « fuite » organisée dans la presse, la nouvelle d’un projet de Constitution en cours d’élaboration à Tripoli accrédite l’idée que le leader de la Jamahiriya envisage une passation des pouvoirs. Jeune Afrique a pu prendre connaissance du texte dans sa dernière version.

Publié le 21 juillet 2008 Lecture : 7 minutes.

Si elle n’est pas encore d’actualité, la succession du « Guide » Mouammar Kadhafi est activement préparée en Libye. Tel est, en tout cas, ce que laisse penser l’existence d’un premier projet de « Charte nationale de l’État libyen » élaboré par des spécialistes majoritairement choisis par Seif el-Islam, le deuxième fils du chef de la Jamahiriya pressenti pour succéder à son père, et dont Jeune Afrique a pu se procurer une copie. Schématiquement, le texte met en place un mécanisme de passation des pouvoirs qui se drape dans de grands principes constitutionnels, mais qui assure l’essentiel : son maintien dans le giron de la famille Kadhafi.
Le projet de Loi fondamentale prévoit en effet la création d’un poste de président d’une Chambre suprême appelée Conseil du commandement social (CCS), qui devrait assurer la fonction de chef d’État. La charge, qui ne serait pas qu’honorifique, reviendrait au cousin du leader libyen, le général Sayed Mohamed Gaddaf Eddam (qu’il ne faut pas confondre avec son frère cadet Ahmed Gaddaf Eddam, lui aussi général). Simultanément, l’un de ses fils, vraisemblablement Seif el-Islam, accéderait également à de hautes fonctions. À un moment qui reste encore à déterminer, il deviendrait, selon certains, secrétaire du Comité exécutif général (l’équivalent d’un Premier ministre), et serait doté de pouvoirs exécutifs plus larges que ceux actuellement détenus par le secrétaire du Comité populaire général. D’autres le voient d’ores et déjà accéder à un poste de vice-président, qui sera créé par la Constitution. D’après eux, cette fonction présenterait un avantage non négligeable, puisqu’elle permettrait à Seif de mieux se préparer à la gestion de la chose publique aux côtés de Gaddaf Eddam, tout en supervisant la mise en application de son programme de développement économique, « la Libye de demain », qu’il a mis au point l’an dernier avec le concours d’experts américains et britanniques.

Confrontation
À en croire certaines sources bien informées, le général Sayed Mohamed Gaddaf Eddam serait déjà considéré comme le « numéro deux » du régime par les habitués de la tente de Kadhafi. C’est lui qui serait ainsi appelé à assurer l’intérim en cas de vacance du pouvoir et qui devra conduire la transition, une fois la Constitution adoptée. Militaire de carrière âgé de 64 ans, qui fut, notamment, chef de la sécurité personnelle de Kadhafi puis commandant militaire de la Cyrénaïque, il est aujourd’hui le gouverneur de la province de Syrte, stratégique sur le plan sécuritaire car fief du clan Kadhafi et principal lieu de résidence du « Guide ». Rompu aux alliances tribales sur lesquelles s’appuie le régime, il assure, en outre, la coordination générale d’un conseil informel de notables depuis 2004, les « Commandements populaires et sociaux ». Ce corps a pour mission officieuse de garder sous contrôle la cinquantaine de grandes tribus libyennes, dont l’influence est déterminante dans le pays.
Bien qu’aucune date n’ait encore été fixée, l’adoption de la nouvelle Constitution pourrait intervenir à l’occasion des festivités du 1er septembre 2009 qui célébreront le 40e anniversaire de l’accession au pouvoir de Mouammar Kadhafi. À moins queÂÂÂ Dès son apparition, le projet de Charte a effectivement suscité bien des controverses. Non pas de l’opposition – forcée à l’exil et exclue du jeu politique – mais de deux tendances qui s’affrontent au sein même du clan Kadhafi et de ses huit enfants : les « réformateurs » d’un côté, la « vieille garde » de l’autre.

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Les premiers ont pour chef de file Seif el-Islam, l’aîné des sept enfants que le « Guide » a eus avec sa seconde épouse, Safia Farkach. Les seconds – composés, pour l’essentiel, de dirigeants des comités révolutionnaires et de certains membres de la tribu Kadhafi – se regroupent autour de l’un de ses frères, le colonel Moatassem Billah, même si celui-ci n’a pas ouvertement exprimé d’ambitions politiques et qu’on ne lui connaît pas de confrontation directe avec Seif el-Islam – l’on raconte même qu’il s’était rangé à ses côtés lorsque Seif avait dû faire face aux ambitions politiques démesurées de leur frère Saadi.
Officier de carrière, Moatassem a fait parler de lui en 2003, lorsqu’il a créé au sein de l’armée des unités spécialisées dans la lutte contre la corruption, dont les interventions musclées ont provoqué le courroux de son père. Sa colère fut telle que Moatassem fut instamment prié de s’exiler volontairement en Égypte pendant quelque temps. À son retour en Libye, il fut promu conseiller pour la Sécurité nationale, un poste qui lui valut d’être reçu à Washington par Condoleezza Rice pour discuter de coordination en matière de lutte contre le terrorisme.

L’idée d’une confrontation entre « conservateurs » et « réformateurs » est née à la fin du mois de mai, lorsque les partisans de Seif el-Islam ont déclenché une offensive pour se faire connaître, en vue de jouer un rôle politique autonome en Libye. Ils ont avancé leurs pions le 25 mai, grâce à deux opérations simultanées : une « fuite » qui a permis la diffusion du projet de Constitution sur le site Internet d’Al-Watan, un journal réputé proche de Kadhafi, et le lancement d’une quinzaine de « forums politiques » dans l’ensemble du pays pour recueillir l’opinion des populations sur l’avenir de la Jamahiriya.

Sous la pression des comités révolutionnaires, la partie a, évidemment, tourné court. Le texte constitutionnel a été retiré du site Web quelques heures seulement après sa mise en ligne. À l’université Al-Fateh de Tripoli, la session d’ouverture du forum politique a été annulée. Quant à ceux organisés par les quotidiens Oea (à Tripoli) et Cyrène (à Benghazi), lancés en 2007 par Seif el-Islam, ils n’ont tenu que deux réunions avant de se saborder. À la dernière minute, la chaîne de télévision par satellite Al-Libiyah – elle aussi lancée l’an dernier par le deuxième fils de Kadhafi – a, de son côté, renoncé à diffuser un forum télévisé auquel des figures de l’opposition devaient participer.
À l’origine de la passe d’armes : l’inquiétude des comités révolutionnaires, tant à l’égard du projet de Constitution qu’aux intentions de ses auteurs, proches de Seif. Si le texte conserve, par principe, les structures actuelles du pouvoir populaire libyen, il ne fait effectivement pas mention de l’existence de comités révolutionnaires mais institue en revanche l’organisation de forums politiques – comme le souhaite Seif -, indépendamment des congrès populaires. Des forums perçus comme autant de « marchepieds » à la création de partis politiques, interdits en Libye car incompatibles avec le pouvoir populaire du « Guide ». « Ce qu’on nous propose, ce sont des textes inspirés par l’étranger pour provoquer une guerre civile entre Libyens », lance ainsi Hmida Attawil, membre d’un comité révolutionnaire.

« Nous n’avons pas l’intention de revenir au système des partis. Les forums n’ont pas été organisés sous la pression d’une quelconque partie étrangère », répondent de leur côté les partisans de Seif el-Islam. « Ces forums visent à instituer une nouvelle réalité en Libye, en proposant des débats sur des questions importantes qui intéressent les citoyens, explique Mahmoud Boussifi, qui a dirigé celui du journal Oea. De toute façon, ils se tiennent sous l’égide du pouvoir populaire et ont pour objectif de le renforcer », ajoute celui-ci.
La situation s’est encore compliquée le 2 juin, lorsque Rajeb Boudabbous, professeur de philosophie contemporaine à l’université Al Fateh de Tripoli, a tenu une conférence sur le thème « la Constitution et le fait accompli ». Intime de Kadhafi, qui passe pour être son idéologue, Boudabbous préside également l’organisme chargé des publications des comités révolutionnaires. « Des journaux lancés l’an dernier parlent d’une Constitution comme s’ils avaient réalisé un scoop. Mais Kadhafi n’est pas contre le principe d’une Constitution. C’est d’ailleurs lui qui, dès 1993, avait posé la question de son existence », lance-t-il alors dans une allusion transparente aux publications parainées par Seif el-Islam. Puis il poursuit, à la grande surprise des orthodoxes du Kadhafisme : « Mieux vaut aujourd’hui profiter de l’existence du "Guide" pour adopter une Constitution qui préserve le pouvoir du peuple plutôt que de nous réveiller un jour en nous apercevant qu’il est trop tard [pour sauver la Révolution, NDLR] ! » Beaucoup n’ont pourtant pas été convaincus par ce discours. Omar el-Hamdi, compagnon de longue date de Mouammar Kadhafi et tête pensante des comités révolutionnaires, soutient, par exemple, que « ces événements risquent de provoquer un schisme dangereux ». Chez les conservateurs en effet, on commence déjà à évoquer la possibilité de prendre les armes. « Le peuple pourrait avoir recours aux kalachnikovs pour se défendre », lance Mohamed Chehoumi, universitaire et membre des comités révolutionnaires.

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Amuser la galerie
Quant à savoir ce que le « Guide » lui-même pense de la querelle, les avis sont partagés. Certes, Kadhafi a apparemment donné l’ordre de suspendre la tenue des forums politiques et de retirer le projet de Constitution du site d’Al-Watan, sous prétexte que ce n’était pas sa version finale. Mais l’évocation d’un « recours aux kalachnikovs », comme toute cette mise en scène, pourrait n’être qu’une mascarade destinée à amuser la galerie avant l’adoption du projet de Constitution, qui, pense l’opposition libyenne en exil, permettrait de légaliser le système mis en place par Kadhafi. D’autres affirment que la controverse est réelle, mais qu’elle ne porte que sur des détails, qui pourront être résolus facilement : les forums politiques au coeur de la polémique ne seront-ils pas créés, après tout, par l’article d’une Constitution à laquelle le « Guide » aura donné son agrément ? Un troisième groupe d’observateurs pense, enfin, que l’affrontement est sérieux. Si tel est le cas, les rebondissements devraient être nombreux ces prochains mois. Il corroborerait alors l’existence d’un véritable duel entre le clan de Seif el-Islam et celui de Moatassem, Kadhafi tentant de concilier les inconciliables au beau milieu…

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