[Édito] Guinée : Alpha Condé à quitte ou triple
Comprendre la Guinée compliquée avec des idées simples, comme le dirait Charles de Gaulle, n’est pas chose aisée. Au moins peut-on s’y essayer, alors que ce pays semble s’être installé dans une période durable de tension politique.
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François Soudan
Directeur de la rédaction de Jeune Afrique.
Publié le 28 octobre 2019 Lecture : 6 minutes.
• Que veut vraiment Alpha Condé ?
La partie émergée de l’iceberg est, si l’on peut dire, publique. Le président guinéen souhaite – ce qui entre dans ses prérogatives – faire adopter une nouvelle Constitution pour remplacer et moderniser celle de mai 2010, promulguée alors qu’il n’était pas encore au pouvoir. Cette dernière souffre d’un déficit incontestable de légitimité : improvisée dans l’urgence à la suite des accords de Ouagadougou pour faciliter le départ du régime militaire de Sékouba Konaté, elle a été adoptée par un Conseil national de transition dont les membres n’étaient pas élus mais nommés, et sans recours au référendum.
Quand on lui demande pourquoi il veut procéder à ce changement maintenant, c’est-à-dire à la fin de son second mandat, alors qu’il aurait pu y penser plus tôt dans un contexte a priori plus serein, Alpha Condé répond qu’il a longtemps été contraint par d’autres priorités plus urgentes : reconstruire l’État, réformer l’armée et la justice, renflouer les caisses vides, puis lutter contre l’épidémie d’Ebola, etc.
Reste la partie immergée de l’iceberg, à savoir le contenu de cette nouvelle Constitution. On croit savoir que les propositions seront novatrices sur plusieurs points – femmes, environnement, gouvernance, etc. – et que la limitation du nombre de mandats présidentiels sera conservée – un principe désormais inscrit dans la quasi-totalité des Lois fondamentales du continent, à l’exception d’une petite poignée de pays (Gabon, Cameroun, Djibouti…), où le président en exercice peut se représenter autant de fois qu’il le veut.
Cellou Dalein Diallo et Sidya Touré ont plus sûrement décidé de jouer la carte de l’impeachment calendaire
Reste le détail qui vaut chiffon rouge aux yeux de l’opposition et d’une partie de l’opinion : qui dit nouvelle Constitution (ce serait la cinquième dans l’histoire de la Guinée) et non modification de l’actuelle dit nouvelle République. Donc remise à zéro du compteur des mandats et possibilité pour Alpha Condé de solliciter pour la troisième fois le suffrage des Guinéens en octobre 2020. Ce mécanisme n’est pas nouveau : son application, à la suite du référendum constitutionnel de 2016, permet à Alassane Ouattara d’affirmer qu’il pourra, s’il le souhaite, être candidat à un troisième mandat l’an prochain, et il a déjà bénéficié au président congolais Denis Sassou Nguesso.
Même si pour ses opposants, le doute n’est plus permis, précisons tout de même qu’Alpha Condé n’a pour l’instant rien dit de ses intentions définitives sur ce dernier point. Et que, contrairement à ce que croient certains, l’auteur de ces lignes n’habite pas dans le cortex de l’intéressé.
• Quelle stratégie pour l’opposition ?
Les affrontements meurtriers des 14 et 15 octobre dans les communes de Ratoma, Labé et (dans une moindre mesure) Kindia entraient-ils dans un schéma-test de déstabilisation du pouvoir par la force ?
Alpha Condé en est convaincu, et cette hypothèse n’est pas à exclure. Mais les deux anciens Premiers ministres du général Conté aujourd’hui à la tête de l’opposition, Cellou Dalein Diallo et Sidya Touré, ont plus sûrement décidé de jouer la carte de l’impeachment calendaire : paralyser par tous les moyens toute tentative de tenue des élections législatives et d’un référendum d’ici à mai 2020, date à partir de laquelle la règle édictée par la Cedeao, qui interdit toute modification de la Constitution au cours des six mois précédant un scrutin présidentiel, s’appliquera.
Pour mener son combat sur le terrain de la guérilla procédurière, l’opposition bénéficie, si l’on peut dire, du manque d’expertise et de moyens d’une Commission électorale nationale indépendante à la fois politique et paritaire (Alpha Condé, lui, aurait préféré qu’elle soit purement technique), laquelle a dû reconnaître son incapacité à organiser les législatives d’ici à la fin de 2019. Un report sine die qui l’arrange beaucoup plus que le pouvoir.
Côté espace public, cette même opposition dispose dans un contexte très communautarisé d’une capacité de mobilisation, comme on l’a vu le 24 octobre, ainsi que de la force de frappe des bataillons de jeunes proches du parti de Cellou Dalein Diallo, au fighting spirit exacerbé et qui n’hésitent pas, au péril de leur vie, à affronter à coups de pierres et de bâton (les fameuses « sections cailloux ») des forces de sécurité peu familières des précautions qu’exige le maintien démocratique de l’ordre.
Seules la consignation de l’armée dans ses casernes et l’interdiction de l’usage des armes à feu par la police et la gendarmerie, ordonnées par Alpha Condé, ont fait qu’il y a eu jusqu’ici moins de morts à Conakry qu’à Santiago du Chili et beaucoup moins de blessés que dans la France en crise des « gilets jaunes ».
Si, hypothèse d’école, l’état du rapport de force devient tel qu’Alpha Condé renonce en définitive à son projet, que se passera-t-il ? La réponse est claire : ce sera chacun pour soi. Le Front national de défense de la Constitution n’aura plus de raison d’être, et Cellou Dalein Diallo affrontera Sidya Touré à l’élection présidentielle, dans un an. L’alliance de circonstance cédera la place à la compétition entre deux leaders certes moins âgés que le « Professeur », mais depuis longtemps blanchis sous le harnais politicien et dont c’est sans doute la dernière chance d’accéder à la magistrature suprême.
Faute d’issue perceptible au bras de fer qui oppose Alpha au tandem Cellou-Sidya, ce sont bien les lendemains qui ne chantent pas
Et ce ne sera probablement pas un dîner de gala. Le socle électoral de Diallo étant sans commune mesure – et son parti nettement mieux structuré et implanté – avec celui de Touré, ce dernier ne pourrait espérer l’emporter qu’en captant l’électorat orphelin du président sortant sur une base de rejet communautariste, ce qui n’augure guère d’un avenir radieux pour la démocratie guinéenne.
• Où va la Guinée ?
En attendant, faute d’issue perceptible au bras de fer qui oppose Alpha au tandem Cellou-Sidya (tous les Guinéens les appellent par leurs prénoms), ce sont bien les lendemains qui ne chantent pas. Il y a eu des morts de trop, des condamnations inutiles, et il y a tout lieu de craindre que, si des canaux de dialogue ne sont pas rétablis rapidement entre les deux camps, le cycle de violences sporadiques se perpétue sur fond d’infox, de vidéos truquées et d’appels à la haine. En pleine tentative de décollage économique, portée par une croissance robuste et un chef de l’État résolument panafricain, la Guinée n’avait vraiment pas besoin de cela.
Dans l’austère palais de Sékoutoureya, don de la Chine de Deng Xiaoping, Alpha Condé doit sans doute se dire que le chemin qui mène à la nouvelle Constitution est plus difficile qu’il ne l’avait prévu. Peut-être trouvera-t-il quelque réconfort dans cet écho d’un passé récent que Karl Marx – qu’il a beaucoup lu au cours de sa jeunesse militante – aurait qualifié de grimace de l’Histoire. C’était il y a tout juste dix-huit ans, en novembre 2001. Autocrate têtu et passablement autiste, le président Lansana Conté s’était persuadé de faire supprimer, via un référendum, la limitation du nombre des mandats inscrite dans la Constitution de 1991 afin de pouvoir se représenter et d’en allonger la durée.
L’opposition, avec à sa tête un Alpha Condé sorti de prison six mois plus tôt, crie au coup d’État constitutionnel et appelle au boycott des urnes. Il y a des troubles, des morts, des arrestations. L’armée descend dans les rues de Conakry, et Conté passe – ou plutôt écrase – en force : 98,4 % de oui (il sera réélu deux ans plus tard avec un score tout aussi soviétique). Pour mener campagne, l’ancien sous-off de la guerre d’Algérie a pu compter sur le zèle de ses ministres. Parmi eux, un technocrate promis à un bel avenir : Cellou Dalein Diallo.
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