Abdelwahab Ben Ayed, un entrepreneur tourné vers l’avenir
Parti à l’aventure avec un élevage de poules en 1967, il dirige aujourd’hui Poulina, le premier groupe privé tunisien. Fin juillet, il introduira son conglomérat en Bourse, avant de céder les rênes à Karim Ammar, son poulain de 46 ans.
Il ne mémorise pas à court terme, mais il se projette volontiers au-delà du quotidien. De cette particularité, Abdelwahab Ben Ayed a fait sa force : il ne s’attarde jamais sur le passé, il regarde toujours vers l’avenir. Appliqué à l’échelle d’une entreprise, son système de management exclut l’immobilisme. Il n’investit que dans ce qui peut se démultiplier à l’infini. À partir d’un simple poulailler, acquis le 14 juillet 1967, il a bâti un groupe diversifié qui fabrique tous les équipements et fournit tous les services nécessaires à l’élevage avicole. Mais surtout, après quatre décennies, il est à la tête du premier groupe privé tunisien. Un empire industriel qui produit de la viande de poulet, de dinde, des oeufs mais aussi du salami, de la crème glacée, de la margarine, des tubes d’acier, des carreaux de sol et de mur, des réfrigérateurs, des cuisinières, des machines à laver.
En 2008, son conglomérat est présent dans plusieurs pays, notamment en Algérie, en Libye, au Maroc et en Chine. Pour son fondateur, Poulina a acquis la taille critique, avec 823 millions de dinars de chiffre d’affaires en 2007 (470 millions d’euros), contre 20 000 dinars en 1968, pour concrétiser, du 24 juillet au 6 août, une introduction en Bourse (voir encadré) à la hauteur de ses ambitions, tandis que l’homme, qui a soufflé ses 70 bougies en avril 2008, organise sa sortie et a choisi son successeur.
Né d’un père magasinier, deuxième enfant d’une famille de neuf rejetons, Abdelwahab Ben Ayed s’est lancé dans l’entrepreneuriat contre l’avis de son banquier, pour qui « le poulet, c’est de l’eau ». Mais sûr de son projet, plus rien ne l’arrêtera. Il démissionnera du ministère de l’Agriculture pour voler de ses propres ailes. « J’ai quitté l’administration parce que je ne voulais pas demeurer un fonctionnaire. Déçu par le socialisme des années 1960, j’ai opté pour le vrai travail, la création, la productivité », se souvient-il.
Son père céda la maison familiale pour lui prêter 2 400 dinars en 1967. Ses amis, qui tenaient à ce qu’il reste auprès d’eux – il voulait s’expatrier au Canada -, avaient complété le tour de table pour boucler un capital de 15 000 dinars (environ 30 000 dollars à l’époque). Poulina s’est développé au forceps. « J’ai beaucoup souffert du racisme lors de mes études d’agronomie à Toulouse. Devenu ingénieur, je voulais prouver qu’un Arabe est capable de faire autant sinon mieux qu’un Européen. »
Objectif atteint. L’homme, fier d’avoir remboursé son père et du coup de pouce de ses amis, a forgé un groupe incontournable. Profitant de la loi de finances 2007, qui encourage fiscalement la restructuration des groupes familiaux sous forme de holding, Poulina a été réaménagé sous forme de six mini-holdings, un par domaine d’activité. Car pour Abdelwahab Ben Ayed, la croissance du groupe ne peut plus se faire sous le carcan d’une gestion opaque, l’une des caractéristiques principales des entreprises familiales tunisiennes. Pour lui, la pérennité de Poulina reposera sur la transparence des comptes, un management moderne et un développement à l’international. Un projet qu’il espère « vendre » aux investisseurs. « Nous laisserons les forces du marché juger de la juste valeur de notre groupe », dit-il, très confiant.
Pour l’occasion, les six mini-holdings sont chapeautés par une maison mère : Poulina Group Holding (PGH). Les autorités boursières ont scruté les comptes et fini par approuver son entrée en Bourse. Elle s’effectuera à travers une offre publique ferme (OPF), qui constituera une augmentation du capital social de 10 %. Elle permettra à PGH de lever 104 millions de dinars (56 millions d’euros). Un record historique sur la place de Tunis. PGH devrait représenter 10 % de la capitalisation boursière tunisienne.
Selon l’évolution du cours de l’action et de l’appétit du public, les six partenaires fondateurs du groupe pourront encore vendre une partie de leur portefeuille. En effet, ils ont constitué un groupe appelé « Poulina Partenaires » pour « verrouiller » leur contrôle à hauteur de 70 % du capital. Cela signifie que la part du public pourrait grimper jusqu’à 30 %, trois fois plus qu’en juillet 2008.
Ainsi consolidé, le PGH repartira à l’assaut avec des investissements en Tunisie et à l’étranger (en Libye et en Algérie) : 541 millions de dinars sont d’ores et déjà en cours ou programmés pour la période 2008-2012. Ils permettront la construction de trois usines d’aliments composés pour l’aviculture, d’une unité de raffinage et de conditionnement d’huile, d’une usine d’électroménager, d’une aciérie, de deux usines de céramique, de deux briqueteries, d’une chaîne de fabrication de carton ondulé pour l’emballage. Selon les calculs de Poulina, ces investissements permettront de réaliser un chiffre d’affaires additionnel de 1 251 millions de dinars en cinq ans, soit 52 % de plus que le volume réalisé en 2007. Ils modifieront le visage du groupe. De 53 % aujourd’hui, l’activité avicole historique tombera à 40 % du chiffre d’affaires en 2012 au profit des investissements industriels, dans l’agroalimentaire et la céramique.
Pour ne pas déroger à ce scénario et éviter toute complication, les actionnaires avaient accepté, à la demande de Ben Ayed, de n’employer au sein de Poulina aucun membre de leurs familles : ni épouses, ni enfants. Poulina n’est donc pas vraiment une entreprise familiale.
C’est plutôt une machine de guerre. À la tête du vaisseau amiral, Abdelwahab Ben Ayed a imposé des règles et une discipline de fer. Les cadres travaillent au moins cinquante-quatre heures par semaine. Toutes les réunions se font en dehors des heures de travail. Chacun est tenu par des objectifs fermes. Et on démissionne automatiquement si on ne les atteint pas. Par souci d’économie et de responsabilisation, les salariés sont devenus pour la plupart des sous-traitants (politique d’essaimage). Les chauffeurs qui assurent les livraisons possèdent leur camion, l’électricien son matériel. On évite les pannes, les accidents, l’absentéisme, soutient le patron. Pour tous les salariés, une bonne partie de leur rémunération sera calculée en fonction d’objectifs, atteints ou non. Enfin, chaque employé a son « carnet de suivi » : tout est noté, évalué, rapporté.
« J’ai placé un moteur dans chaque corps et un compteur dans chaque tête. Le premier pour bouillonner et le deuxième pour comptabiliser tout ce que l’on fait », justifie-t-il. À ceux qui pensent qu’il faut être fou pour travailler chez Poulina, il répond avec un plaisir narcissique : « Nous avons des gens tout à fait équilibrés. Celui qui ne voit que l’argent ne peut pas travailler chez nous parce qu’il ne peut faire équipe. Celui qui ne voit rien, c’est embêtant car il ne peut être motivé. » Singulier, comme venu d’un autre temps, le modèle Poulina a été décrypté en 2005 dans un ouvrage publié par l’Agence française de développement (AFD) : « Poulina, un management tunisien ».
Élu entrepreneur africain de l’année par Jeune Afrique en décembre 1985, Abdelwahab Ben Ayed se prépare aujourd’hui à passer la main en douceur. Ce n’est pas un autre actionnaire qui prendra la relève, ni un membre de la famille, mais un vrai manager formé à l’américaine : Karim Ammar, 46 ans. « Il inspire confiance, il sait rassembler », dit de lui son mentor. Directeur central du groupe Poulina depuis septembre 2000, Karim Ammar a été coopté pour devenir le numéro un le jour venu. Sa carrière est limpide : bac en sciences économiques au lycée français de Tunis (1981), maîtrise à Grenoble en France (1986), MBA finance à l’université Roosevelt de Chicago, aux États-Unis (1990). En 1990, il entre au groupe Poulina pour s’exercer dans l’audit et les autres systèmes de contrôle interne. Pour des raisons familiales, il quitte « provisoirement » Poulina en 1996 pour s’installer à la Martinique, où il décroche un poste de directeur général régional de Conti Group, une multinationale américaine qui était, à l’époque, le numéro deux mondial du négoce de grains. Comme convenu avec Ben Ayed, il revient à Poulina dès la fin de son séjour aux Antilles. Avec un énorme challenge : faire en sorte que la poule aux ÂÂÂufs d’or survive et se développe sans son fondateur.
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