Résistances littéraires

Le Parlement international des écrivains a décidé de s’autodissoudre pour redonner un souffle à ses activités contre censure, propagande et pensée unique. Retour sur dix ans de débats.

Publié le 21 juillet 2003 Lecture : 5 minutes.

Le Parlement international des écrivains est né en 1993 à Strasbourg, dans un cri de douleur et de révolte. Des écrivains étaient assassinés en pleine rue en Algérie, ailleurs des livres étaient brûlés, et la censure s’exprimait violemment sous la forme de fatwas édictées en Iran, en Égypte, au Bangladesh ou en Afghanistan. Pour exprimer leur indignation, les écrivains ont décidé de se regrouper. En créant un « Parlement », ils ont choisi la métaphore du politique, comme pour singer l’institution européenne, mais surtout pour ériger enfin la littérature en activité souveraine. Avec à la clé une urgence : porter secours aux artistes menacés de mort dans leur pays par les groupes fondamentalistes. En quelques mois, l’appel à la création du Parlement a été signé par plus de trois cents écrivains : le Mexicain Carlos Fuentes, l’Égyptien Naguib Mahfouz, les Sud-Africains Michael Coetzee et Breyten Breytenbach, les Français Édouard Glissant, Pierre Bourdieu et Jacques Derrida, le Chinois Bei Dao, les Américains Toni Morrison et Russell Banks, le Nigérian Wole Soyinka… et d’autres.
« Le Parlement, à ses débuts, c’était cela : une sorte d’ovni littéraire, une institution mutante dont personne ne savait rien. Mais dont on attendait tout », écrit l’essayiste français Christian Salmon, dans un livre d’entretiens qui vient de paraître aux éditions Denoël(1). Au fil des pages, celui qui fut le secrétaire général du Parlement pendant toutes ces années revient sur l’aventure humaine et littéraire. Comme pour mieux justifier la décision, dix ans après, de tourner la page.
Devenir minoritaire : le titre du livre sonne comme un nouveau manifeste. Avec toujours les mêmes obsessions : retourner à l’anonymat, casser cette médiatisation qui s’est cristallisée autour du Parlement. « Nous étions en train de devenir une institution comme une autre, de nous pétrifier, explique Christian Salmon. Ce nom excluait tous ceux qui n’étaient pas membres. Nous jouissions d’une légitimité usurpée, médiatique, reposant uniquement sur les noms célèbres de nos membres. »
L’objectif est ailleurs. Dans la clandestinité. Loin des plateaux de télévision. Loin des tribunes. Mais même si le Parlement n’est plus, les actes de « résistance littéraire » doivent se poursuivre. Hors de toute structure, ils doivent prendre des formes différentes. La première étape de cette mutation aura lieu au mois de novembre prochain, avec l’organisation d’une rencontre littéraire qui se déroulera simultanément à Paris et à Puebla, au Mexique. L’événement se voudrait être un véritable échange entre le public et les artistes. « Il faut inventer une nouvelle forme de résistance, poursuit Salmon. Non plus seulement dénoncer, mais recréer des liens entre les écrivains. »
Si la forme évolue, c’est aussi que l’environnement a été chamboulé par l’actualité récente : « Depuis le 11 septembre 2001, on est entré dans un trou noir, soutient l’essayiste. Il existe une forte convergence entre le discours fondamentaliste des talibans ou la destruction des bouddhas de Bamiyan, et la tyrannie de l’unique imposée par les États-Unis. Face à l’engourdissement généralisé de la pensée, il faut plus que jamais agir, créer, traduire et diffuser les textes. » C’est pour répondre à cette exigence, que la petite équipe d’écrivains à l’origine du Parlement parie avant tout sur la survivance d’Autodafé. Cette revue, créée à l’automne 2000 et publiée en huit langues, est aujourd’hui présente sur la Toile (www.autodafe.org). Autodafé – de « l’acte de foi » des inquisiteurs brûlant les hérétiques aux bûchers de livres érigés par les nazis – est un nom choisi comme pour croire au renversement des choses. Dans le dernier numéro intitulé « Manuel de survie intellectuelle » et publié également chez Denoël(2), pas moins de cinquante écrivains se sont essayés à dessiner les nouveaux dangers qui pèsent sur la pensée et à circonscrire les formes inédites prises par la censure et la propagande.
Mais ce discours intellectuel et intellectualisant tomberait certainement dans une inutile gratuité s’il ne trouvait sa concrétisation dans le programme des « villes refuges » qui va être poursuivi. Projet phare du défunt Parlement, lancé dès 1995, le réseau des villes refuges a permis d’accueillir déjà une centaine d’auteurs menacés dans leur pays. Qu’ils soient algériens, afghans, cubains, irakiens, iraniens, kosovars, sierra-léonais ou vietnamiens… ces écrivains ont retrouvé leur voix dans l’exil. Devenus ambassadeurs de leur langue et de leur culture, ils sont comme réfugiés dans « une arche ou un archipel de l’imaginaire », selon l’expression de Salmon. Les villes qui s’engagent à les accueillir leur fournissent, pendant deux ans, un logement et une bourse mensuelle. En huit ans, une cinquantaine de communes et de régions réparties sur les cinq continents ont signé la Charte des villes refuges : Paris, Mexico, Francfort, Las Vegas, ou encore Lagos, la mégalopole nigériane longtemps maudite, devenue la seule ville refuge d’Afrique.
Si ces réseaux ont pu fonctionner et résister au temps, c’est aussi que l’histoire du Parlement international des écrivains est une affaire de rencontres, d’amitiés et d’engagements personnels. Les trois présidents successifs, Salman Rushdie, Wole Soyinka et Russell Banks, ont chacun impulsé à sa manière une orientation différente. Avec Rushdie, l’heure était à la surmédiatisation. Puis vint la présidence de Soyinka, en 1997, plus discrète, mais plus engagée dans la promotion des villes refuges. Farouche opposant à la dictature de Sani Abacha, Soyinka a souffert des pressions de la censure d’État : la prison, d’abord, puis la fuite en 1994. De cet écrivain majeur qui a reçu le prix Nobel de littérature en 1986, Christian Salmon écrit : « Il est emblématique de l’écrasante responsabilité qui pèse sur les épaules d’un écrivain dans le Tiers Monde. Il doit être à la fois Zola défendant le droit dans l’affaire Dreyfus, Sartre appelant à la désertion au moment de la guerre d’Algérie et André Breton qui, à la fin de sa vie, définissait l’engagement de l’écrivain comme celui d’un gardien du vocabulaire. […] C’est une mission écrasante, mais c’est aussi une responsabilité qui redonne à la fonction de l’écrivain une dignité qu’elle a totalement perdue en Occident, où il n’est guère plus qu’un chargé d’affaires littéraires. » Un hommage qui sonne comme le rappel d’une urgence. Celle de créer « un axe vertueux ». De construire de nouveaux repères. D’autres repaires.

1. Christian Salmon et Joseph Hanimann (correspondant à Paris de la Frankfurter Allgemeine Zeitung), Devenir minoritaire, Denoël, 157 pp., 15 euros. 2. Autodafé, Denoël, 384 pp., 20 euros.

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