Le retour du film maudit

Publié le 21 juillet 2003 Lecture : 2 minutes.

Un film de propagande à la gloire de la Révolution castriste dont le scénario est signé par deux écrivains « officiels », l’un originaire de Moscou et l’autre de La Havane, et qui a été tourné au moment de la guerre froide par un spécialiste russe du mélo lyrique, voilà de quoi faire craindre le pire. Erreur sur toute la ligne. Soy Cuba (« Je suis Cuba », 1964), de Mikhail Kalatozov, Palme d’or à Cannes pour Quand passent les cigognes, est un véritable chef-d’oeuvre. Un long-métrage digne de figurer aux côtés de ceux d’Eisenstein dans le panthéon du septième art.
Les quatre histoires que raconte Soy Cuba se déroulent dans les derniers temps de la dictature de Batista, peu avant la victoire des barbudos de Fidel Castro, début 1959. On rencontre d’abord María, qui vend ses charmes sous le nom de Betty auprès de riches et vulgaires Américains dans un luxueux hôtel de La Havane. Et perd à la fois sa dignité et son bonheur lorsqu’elle est découverte en position horizontale avec un client yankee. On souffre ensuite avec Pedro, vieux paysan cultivant péniblement la canne à sucre, poussé au suicide par son propriétaire venu lui apprendre sans ménagement la cession de ses terres à une compagnie agricole des États-Unis. On apprend aussi comment Enrique, jeune étudiant opposant au régime néocolonial, meurt en héros de la Révolution : après avoir renoncé par sensiblerie à tuer un des chefs de la police en présence de ses enfants, il se sacrifie en l’affrontant sans arme. On accompagne enfin Mario, pauvre parmi les pauvres, qui, ulcéré par les exactions des troupes de Batista, décide de rejoindre les troupes castristes et de se battre pour la liberté « jusqu’à la mort ».
Avec de tels récits destinés à « vendre » l’idéal communiste face à l’horreur capitaliste, le chemin était tout tracé pour une énième glorification du réalisme socialiste. Mais le film n’a rien à voir avec cela. Le brio de la mise en scène (ah ! ces longs plans-séquences d’une rare originalité), servie par le génie technique et artistique du chef opérateur (Sergei Urusevsky est un as du maniement de la grue télescopique), permet à Kalatozov de détourner complètement son sujet pour transformer cette oeuvre de commande en une célébration de la sensualité, de la poésie, de la liberté artistique et, plus généralement, de toutes les vertus de l’invention et de la virtuosité cinématographiques poussées aux extrêmes. Impossible, en sortant d’une projection de Soy Cuba, de ne pas partager l’enthousiasme de Martin Scorsese qui, découvrant il y a quelques années ce « trésor caché » dans un festival, disait que « le voir rend honteux quand on songe à tout ce qu’on peut faire aujourd’hui ».
Les autorités russes et cubaines ne s’y sont pas trompées et elles ont « enterré » ce film trop beau et trop unique pour être (révolutionnairement) honnête. Comment ne pas être séduit par l’univers décadent du Cuba de Batista tel qu’il est peint par le cinéaste ? Voilà pourquoi il a fallu l’effondrement de l’Union soviétique pour que, quarante ans après son tournage, le public ait le droit de jubiler en regardant ce film maudit, enfin en passe de triompher comme il le mérite.

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