Hasta siempre Compay !

Publié le 21 juillet 2003 Lecture : 4 minutes.

La première fois que j’ai rencontré Francisco Repilado Muñoz, c’était en mai 1995, à La Havane, où je m’obstinais à retrouver, pour les photographier, les vieux maestros encore vivants qui avaient écrit quelques-unes des plus belles pages de la musique cubaine. Mon intention était, au moyen d’un livre ou d’une exposition, de rendre hommage à leur talent. Coupés du monde sur leur île, je les croyais menacés par l’oubli. J’en ai rencontré plus de quarante. Auteurs, compositeurs, chanteurs, pianistes, violonistes, percussionnistes, légendes vivantes ou génies ignorés, tous m’ont reçu avec une gentillesse et une simplicité que je ne saurais décrire. De Compay, je ne me souvenais que d’un disque ou deux. Il s’agissait, bien sûr, d’un 33 tours du célèbre duo Los Compadres, datant des années 1940. Lorenzo Hierrezuelo y tenait la première voix, et Francisco Repilado la seconde. C’est ainsi qu’il est devenu, pour toujours, el Compay (abréviation de compadre : « compère ») Segundo.

Pour la photo, Compay m’avait donné rendez-vous au bar de l’hôtel Kohly, dans la banlieue de La Havane. Non qu’il eût ses habitudes en ce lieu (ses moyens ne le lui permettaient pas), mais il devait jouer ce soir-là dans la salle de restaurant, comme le veut le système cubain, qui a fait de chaque musicien un salarié. Mais Compay, qui n’était pas un salarié comme les autres, avait pris soin de nous fixer un rendez-vous avec plus d’une heure d’avance sur son horaire de travail. C’était pour nous offrir, à moi et à mon ami cubain, un petit concert privé, accompagné de son quartet. Un plaisir rare que je ne suis pas près d’oublier. Il n’était déjà plus le barbier, ni le rouleur de cigares qu’il avait été des années durant, quand le succès musical n’était plus au rendez-vous. Il approchait déjà l’aube d’une seconde vie.
Le succès et la gloire, quand on ne les attend plus – et qui peut s’y attendre à 88 ans ? -, c’est presque aussi bon qu’un doigt plongé dans le pot de confiture quand grand-mère a le dos tourné. De ces petits plaisirs volés à la vie, au temps qui passe, Compay Segundo en a joui pendant presque dix ans.
« Je ne me vois pas mourir un jour », avait-il coutume de dire en reprenant les paroles de l’une de ses premières chansons. Et nous, ses admirateurs, avions fini par croire qu’il en avait encore pour longtemps à parcourir le monde avec ses muchachos en chantant du son cubain. Après tout, sa grand-mère, qui avait connu l’esclavage, n’a-t-elle pas vécu jusqu’à 115 ans ? Et lui-même, un verre de rhum dans une main, un Cohiba dans l’autre, regard fripon et sourire séducteur sous son panama blanc, n’affichait-il pas, chaque jour, une étonnante joie de vivre ?
Mais la mort n’a pas oublié cet élégant jeune homme de 95 ans. Dans la nuit du 13 au 14 juillet, elle est venue mettre fin à ses douleurs – il souffrait d’insuffisance rénale – et, du coup, à l’insolente seconde vie de Compay Segundo.
Car c’est bien une seconde vie qui s’est ouverte à lui, en 1996, quand le guitariste américain Ry Cooder (auteur, entre autres, de la musique du film de Wim Wenders Paris Texas), subjugué par le personnage, lui propose d’occuper la place centrale dans son projet musical. Un projet qui consistait à faire revivre, sur CD et sur pellicule, l’âge d’or de la musique cubaine. Et reposait sur la qualité des musiciens réunis. De ce côté-là, pas de soucis. Ry Cooder a l’oreille fine. Avec Cachaito à la contrebasse, l’excellent Ruben Gonzalez au piano, la voix mélancolique d’Omara Portuondo, celle, presque juvénile, du vieil Ibrahim Ferrer, et la guitare du paysan Eliades Ochoa, Compay Segundo se retrouve en bonne compagnie. Avec un tel plateau, la réussite ne pouvait qu’être au rendez-vous. Mais de là à imaginer que le succès déboucherait sur un triomphe mondial, Ry Cooder lui-même n’osait l’espérer. Or, dès l’année de sa sortie, en 1998, l’album Buena Vista Social Club dépasse le million d’exemplaires vendus. Aujourd’hui, il a franchi la barre des six millions.

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La suite, on la connaît. À 90 ans, Compay devient une légende. Les concerts se multiplient, les disques aussi. D’une inégale qualité d’ailleurs. Mais peut-on lui en vouloir, la pression commerciale est si forte. Toujours est-il que sa voix profonde, la tonalité métallique de son célèbre harmonico (une petite guitare de sept cordes qu’il s’est lui-même confectionnée), ses pas de danse sur ses rythmes lents et chaloupés, et l’humour coquin de ses chansons (il en a composé plus de cent) ont fait chavirer les foules d’un bout à l’autre de la planète.
Aujourd’hui encore, quand je repense à Compay, ce n’est pas dans le somptueux décor du Carnegie Hall de New York, où il devait triompher quatre ans plus tard avec l’équipe du Buena Vista Social Club, que je le revois, mais dans le petit bar encore vide de l’hôtel Kohly, où, pour la première fois, j’ai entendu s’égrener les notes tristes de « Yo vengo aqui ! » Et celles, plus joyeuses, de « Chan Chan ».

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