Enquête sur un mensonge d’État

Le président américain a reconnu avoir cité de faux renseignements sur les armes irakiennes. A-t-il délibérément occulté la vérité afin de lancer son offensive contre Saddam Hussein ?

Publié le 21 juillet 2003 Lecture : 13 minutes.

George W. Bush connaîtra-t-il son « Uraniumgate », à l’image du scandale du Watergate qui a causé la perte de Richard Nixon ou du « Monicagate » qui faillit coûter son poste à Bill Clinton ? La Maison Blanche a été contrainte de reconnaître avoir cité de faux renseignements sur les armes irakiennes dans le discours sur l’état de l’Union, début 2003. Non, Bagdad n’a pas cherché à acheter de l’uranium au Niger, et les documents censés l’attester sont faux. George Bush connaissait-il la vérité ? L’a-t-il délibérément occultée afin de servir les partisans d’une guerre en Irak ? Retour sur un mensonge d’État.
Le 24 septembre 2002, le Premier ministre britannique Tony Blair défend, devant son Parlement, sa décision de s’engager aux côtés des Américains dans une éventuelle guerre contre l’Irak. Pour se justifier, il évoque un dossier de cinquante pages sur les armes de destruction massive détenues par ce pays, « approfondi, détaillé et documenté ». Ses sources ? Des images satellite, des renseignements fournis par d’anciens officiers irakiens déserteurs et des communications interceptées par les services secrets. Parmi les informations que contient ce dossier, il est question d’une tentative d’achat d’uranium à un pays africain. Devant les députés, Tony Blair reste vague : « Nous savons qu’il [Saddam Hussein] a voulu acheter des quantités importantes d’uranium en Afrique, mais nous ne savons pas s’il a réussi. » L’information est reprise le même jour par The Independent. Le quotidien britannique parle d’une « quantité non chiffrée » et d’un « pays africain » tout en précisant que « seuls l’Afrique du Sud, la Namibie et le Niger produisent de l’uranium. Parmi ces pays, le Niger a vendu légalement 2,8 kg d’uranium au régime de Saddam Hussein entre 1981 et 1982 ».
Au moment des faits, les informations diffusées dans la presse restent parcellaires. Il faudra attendre trois mois pour avoir des détails.
Le 19 décembre, un « document factuel » du département d’État annonce pour la première fois que le pays en question est le Niger et que l’oubli de déclarer cette tentative d’achat est l’un des nombreux mensonges de l’Irak à propos des armes de destruction massive. Les autorités britanniques ne nient pas le fait d’être derrière cette information, mais font remarquer qu’elles n’ont jamais prononcé le nom de « Niger ». Elles laissent par ailleurs entendre qu’un autre pays africain est impliqué dans cette affaire. On parle alors de 5 tonnes d’oxyde d’uranium, le yellowcake, qui, une fois enrichi, sert à fabriquer les armes atomiques.
Deux jours plus tard, le ministre nigérien des Mines, Rabiou Hassan Yari, qualifie de « diffamation » cette accusation. « S’ils ont des preuves, qu’ils les diffusent », lance-t-il à l’adresse des Américains. Il explique alors que l’uranium naturel est extrait du sous-sol nigérien par deux entreprises, la Société des mines de l’Aïr (Somaïr) et la Compagnie minière d’Akouta (Cominak), basées à Arlit, à 1 200 km au nord de Niamey, la capitale. Elles sont détenues l’une à 57 % et l’autre à 34 % par la France, via la société Cogema, avec la participation d’une filiale de la compagnie japonaise Overseas Uranium Resources Development (Ourd), et aussi de l’Allemagne et de l’Espagne. Le minerai n’est pas stocké sur place, mais vendu en totalité à la France (64 %), au Japon (29 %) et à l’Espagne (7 %).
Parallèlement à ces explications, l’Irak dément également l’accusation et précise qu’il pourrait s’agir d’une demande de 1980 concernant de l’oxyde d’uranium brut.
Cinq jours plus tard, lors d’un débat radio-télévisé, le Premier ministre Hama Amadou complète : « Dans les années 1980, l’Irak, qui n’était pas alors au ban des nations, a souhaité acheter de l’uranate [uranium non enrichi] au Niger, mais le président Kountché, après concertation avec ses partenaires, n’a pas donné suite à cette demande. » Il affirme en outre que Bagdad n’a plus jamais pris contact à ce sujet avec les gouvernements nigériens successifs. Il explique à nouveau que le Niger ne peut pas vendre librement son uranium puisque la production et la commercialisation sont contrôlées par les actionnaires des entreprises, qui sont en même temps leurs propres clients.
Mais les ministres nigériens crient dans le désert.
Dans son discours sur l’état de l’Union, le 28 janvier 2003, George Bush reprend l’affaire en citant sa source, « le gouvernement britannique », et parle de « quantités importantes », sans plus de précision. Dans des documents émis en janvier par Condoleezza Rice, conseillère nationale pour la sécurité, et Donald Rumsfeld, secrétaire à la Défense, l’argument sera repris sans mentionner les Britanniques. Les accusations sont également répétées devant le Conseil de sécurité des Nations unies, ce qui entraîne de la part du Niger un nouveau démenti le 21 février.
Cette fois, c’est Ali Badio Gamatié, ministre de l’Économie et des Finances, qui intervient. Il répète, une fois encore, que le Niger ne peut rien vendre sans que les sociétés de production n’en soient informées. Il explique également que les entreprises commercialisent de l’uranate et non pas l’uranium enrichi que l’on utilise pour l’industrie nucléaire. Yahaya Baaré, ancien ministre des Mines en poste en 2000, vient joindre sa voix à celle de son confrère et ajoute un petit détail : un pays, « qui n’est pas l’Irak », mais qu’il se refuse à nommer, a tenté sans succès d’acquérir de l’uranium nigérien sous le régime de la transition en 1999. En outre, deux Nigériens installés à l’étranger ont contacté le ministère en tant qu’intermédiaires pour un achat d’uranium par un tiers. Le ministre Yahaya Baaré leur a alors répondu que « le Niger ne peut vendre qu’à un État, si celui-ci a signé toutes les conventions de non-prolifération des armes nucléaires ».
Les États-Unis restent sourds à ces mises au point et continuent à affirmer que l’Irak a essayé de faire revivre un ambitieux programme de construction d’armes nucléaires, neutralisé dans un premier temps par les Nations unies. Mais aujourd’hui le pire serait à craindre, car le dernier inspecteur en désarmement a quitté le pays en décembre 1998. Prétendre que l’Irak a essayé d’importer de l’uranium est un argument essentiel dans l’accusation portée par Washington, dans la mesure où Bagdad ne peut l’utiliser qu’à des fins militaires.
L’affaire se lézarde le 7 mars, lorsque Mohamed el-Baradei, directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), fait une révélation fracassante aux membres du Conseil de sécurité : « Les documents qui forment la base du rapport sur les dernières transactions entre l’Irak et le Niger à propos d’uranium ne sont pas authentiques, assène-t-il. Nous en concluons que ces affirmations ne sont pas fondées. » Une façon diplomatique de dire que les documents sont faux, et les conclusions qui en ont été tirées, fantaisistes. Qui plus est, les tubes d’aluminium trouvés à cette époque en Irak ne peuvent pas servir à construire la centrifugeuse indispensable pour enrichir l’uranium. Pour les experts, ils étaient destinés à fabriquer des missiles.
Six mois après l’annonce, à Londres, de son existence, personne, hormis un cercle américano-britannique restreint, n’a encore vu le fameux rapport. La rumeur est néanmoins à l’oeuvre et, dans les couloirs new-yorkais de l’ONU, on commence à en savoir davantage sur son contenu. On apprend ainsi que les services secrets américains ont remis aux inspecteurs de l’AIEA, en même temps que le texte, une série de lettres échangées entre l’Irak et le Niger. Mais, surprise : après analyse, Mohamed el-Baradei proclame qu’il s’agit de faux grossiers, à la limite du ridicule.
Le faussaire a-t-il agi dans la précipitation ? Les en-têtes, les signatures, les noms des responsables nigériens et leurs titres sont erronés. Une lettre datée d’octobre 2000, écrite sur un papier à en-tête datant de la période de la transition militaire, est signée El-Hadji Habibou, ministre des Affaires étrangères. Or celui-ci a quitté son poste en 1989. Une autre lettre, datée de juillet 2000, signée semble-t-il par le président Mamadou Tandja, fait référence à la Constitution de 1965. Or le Niger en a connu quatre autres et celle qui est aujourd’hui en vigueur date de 1999. Elle parle d’un achat de 500 tonnes d’oxyde d’uranium. Rien n’y fait. Le vice-président américain Dick Cheney répète les accusations américaines sur la détermination de l’Irak à se doter d’armes nucléaires et affirme que Baradei se trompe.
Tout cela commence à sentir le coup monté, et la presse enquête. Dans son édition du 22 mars, le Washington Post révèle que la CIA avait fait part à l’administration Bush de ses doutes concernant l’échange de courrier entre l’Irak et le Niger. La Maison Blanche reconnaît avoir été prévenue début mars, mais par les représentants des Nations unies. Avec une déconcertante naïveté, le secrétaire d’État Colin Powell avoue avoir été mis en garde contre les « preuves » présentes dans le dossier, mais les avoir remis « de bonne foi » aux inspecteurs en désarmement. D’ailleurs, dans les jours qui ont précédé l’invasion de l’Irak, des responsables des services de renseignements sont allés jusqu’à lui demander ouvertement pourquoi il « s’obstinait à répéter ces inepties ». Savaient-ils qu’il agissait sur les conseils de Lewis Libby, directeur de cabinet du vice-président Dick Cheney ?
La guerre éclate. « Si l’on se fonde sur ces documents, on aura des problèmes pour retrouver les armes de destruction massive », commente candidement un membre de l’administration.
Peu à peu, le mensonge s’étale dans la presse. En juin, il n’est plus possible pour la Maison Blanche de continuer à affirmer que l’Irak a tenté d’acheter de l’uranium au Niger. Par des communiqués successifs, la CIA se désolidarise. Pis, elle affirme avoir transmis les renseignements fournis par les Européens en mentionnant qu’ils comportaient « des précisions impossibles à vérifier ». Puis, brusquement, c’est le pavé dans la mare : on apprend que l’Agence avait dépêché sur place, dès février 2002, Joseph C. Wilson, un spécialiste de l’Afrique, ancien chargé d’affaires à Bagdad en 1990 et ex-ambassadeur des États-Unis au Gabon. Celui-ci a passé huit jours sur place à enquêter sur cette affaire d’uranium. Après avoir rencontré le président Mamadou Tandja, des membres du gouvernement actuel aussi bien que des anciens ministres, et même des intermédiaires prétendument associés à la transaction, le chargé de mission de la CIA rentre aux États-Unis et affirme que toute l’affaire est un montage, ainsi qu’il le racontera plus tard dans un article publié le 6 juillet par le New York Times (voir p. 33).
Il devient donc évident que, onze mois avant le discours sur l’état de l’Union, la CIA savait que l’affaire de l’uranium était « bidon ». L’a-t-elle signalé à la Maison Blanche ? Le contraire serait étonnant, vu que Dick Cheney lui-même a été informé. À moins qu’il préfère garder pour lui les informations qui gênent ses projets. Après une courte bagarre d’accusations et de dénégations, par médias interposés, entre Maison Blanche, CIA, département d’État et conseillère nationale pour la sécurité, une ligne de conduite est adoptée. Le 8 juillet, la Maison Blanche reconnaît officiellement que l’affaire de l’uranium nigérien n’aurait pas dû être mentionnée dans le discours présidentiel. Puis, dans une démarche aux allures de sacrifice politique, comme jadis au pays du camarade Staline, George Tenet, le patron de la CIA, déclare qu’il est responsable de cette erreur.
De l’autre côté de l’Atlantique, le Premier ministre Tony Blair est également dans une position difficile. La commission parlementaire d’enquête conclut pourtant qu’il n’a pas délibérément « induit en erreur le Parlement » en justifiant l’entrée en guerre du pays contre l’Irak par l’existence d’armes de destruction massive. Coup de chance, car, au même moment, les Américains écrivent perfidement dans leur presse que « c’était une erreur de mentionner l’achat d’uranium par Bagdad. Les informations provenaient de services étrangers, elles étaient invérifiables, et ce n’est pas notre faute si elle sont fausses ». Ces accusations « n’étaient que des éléments d’une plus large somme de preuves », s’entête Tony Blair, relayé par son ministre des Affaires étrangères Jack Straw. Curieusement, celui-ci continue à affirmer qu’il a des preuves, distinctes de celles détenues outre-Atlantique. On se demande bien pourquoi, au bout de trois mois de polémique, alors que l’ami américain doit avouer que les siennes sont forgées de toutes pièces, la perfide Albion ne les communique pas…
Nous sommes mi-juillet. Les plaidoiries des uns et des autres ne désamorcent pas la crise, bien au contraire. L’attention de la presse et de l’opinion ne se laisse détourner ni par le bruit qui court sur une autre éventuelle tentative d’achat d’uranium par l’Irak à la Somalie ou à la République démocratique du Congo, ni par la centrifugeuse retrouvée enterrée dans le jardin d’un scientifique de Bagdad. Il faut dire que cette dernière était ensablée depuis 1991…
L’opinion américaine se pose la question : le président Bush a-t-il menti délibérément au Congrès et à ses administrés ? Même si la CIA est responsable du bug, comment se fait-il que ni la vice-présidence ni le département d’État n’aient fait un geste pour corriger l’erreur ? D’autant plus, révèle le Washington Post, que Tenet avait déjà fait retirer, en octobre 2002, soit trois mois avant le discours sur l’état de l’Union, la fameuse référence à l’uranium nigérien d’une allocution de George Bush à Cincinnati. On le comprend : lui, au moins, il a lu le rapport de mission de son envoyé spécial Joe Wilson.
Dans d’autres milieux, on se demande pourtant qui a pu réaliser des montages aussi grotesques. « Un faussaire qui aurait réussi à les vendre aux services d’espionnage anglais », lesquels n’auraient pas pris soin de vérifier leur authenticité ? Peu probable. Tout porte à croire qu’il s’agit d’une opération d’intoxication de l’opinion publique. Le soupçon se porte bientôt sur les officines qui assurent le « marketing » de la guerre, notamment, à Washington, l’Office of Global Communications. Ce n’est pas son premier bidonnage. En février 2002, Londres avait présenté un rapport sur les techniques irakiennes de camouflage. Il s’agissait, en réalité, d’extraits de la thèse d’un étudiant californien datant de 1991.
Début mai, l’article de Seymour M. Hersh, journaliste au New Yorker, le célèbre hebdomadaire d’investigation américain, jette un nouveau pavé dans la mare. Il révèle que le secrétaire adjoint à la Défense, Paul Wolfowitz, a mis au point une cellule de conseillers, au sein même du bureau des projets spéciaux du Pentagone, chargée de collecter des renseignements et de les analyser. Elle « double » la CIA et la DIA (Defense Intelligence Agency), accusées de s’en tenir beaucoup trop aux faits et de ne pas les interpréter, donc de gêner les néoconservateurs partisans de la guerre. Elle s’appuyait en particulier, avant la guerre, sur le Congrès national irakien (CNI), le groupe d’opposants exilés conduit par Ahmed Chalabi. Mais rien ne prouve que l’unité spéciale du Pentagone soit à l’origine des faux documents. L’affaire de l’uranium est englobée dans une analyse générale sur la présence d’armes non conventionnelles sur le territoire irakien et ne vient que comme un argument supplémentaire pour justifier l’intervention armée.
Qui donc a eu cette brillante idée de faux en écriture ? « Il est possible que la fabrication de ces documents soit l’oeuvre d’un gouvernement étranger ou d’un lobby indépendant », murmure-t-on dans les couloirs de la Maison Blanche. Pourquoi pas la France, dont la « duplicité » est dénoncée – sans l’ombre d’une preuve – depuis le début de la guerre en Irak ? Le Financial Times du 14 juillet accuse la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). « Franchement, si je passe au-dessus du caractère diffamatoire d’une telle affirmation, le Niger est un pays francophone que nous connaissons bien. Jamais personne n’aurait commis la bourde de confondre un ministre et un autre », rigole, sous couvert d’anonymat, un ancien agent. Le 16 juillet, le quotidien italien La Repubblica déballe une tout autre histoire, qu’elle tient d’une source au sein des renseignements militaires italiens (Sismi). Ceux-ci sont contactés fin octobre 2001 par un diplomate « africain, représenté par une ambassade à Rome ». Il leur propose, moyennant finances, un dossier « très précieux ». En effet, il contient les fameuses lettres aux dates fantaisistes, prétendument échangées entre les chefs d’État irakien et nigérien, le protocole d’accord sur la fourniture « de 500 tonnes d’uranium par an », signé par un ministre des Affaires étrangères nigérien qui a quitté son poste depuis onze ans et la copie d’un télex émanant de l’ambassadeur du Niger à Rome, Adamou Chekou, daté du 1er février 1999, annonçant la venue à Niamey de l’ambassadeur d’Irak au Vatican, Wissam al-Zahawie. Comment le diplomate véreux est-il en possession de ces documents ? Peut-être grâce au cambriolage de l’ambassade du Niger à Rome, qui a eu lieu entre le 29 décembre 2000 et le 1er janvier 2001. Qui a transmis cette « monnaie de singe » aux Britanniques et aux Américains ? Le Sismi, qui l’a remis au MI6, les services de renseignements britanniques, entre octobre et novembre 2001. Opiniâtre, l’entourage de Tony Blair persiste à penser que c’est encore un coup des Français.

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