En liberté surveillée

À l’exception de la Tunisie, le Maghreb a enregistré de nettes avancées ces dernières années. Mais la critique du pouvoir a toujours ses limites…

Publié le 21 juillet 2003 Lecture : 6 minutes.

Existe-t-il un lien entre l’affaire Ali Lmrabet au Maroc, du nom de ce journaliste iconoclaste condamné en appel à trois ans de prison ferme pour « outrage à la personne du roi », et l’expulsion, pour « atteinte à la sûreté de l’État », des envoyés spéciaux des télévisions étrangères venus couvrir, le 2 juillet à Alger, la libération des chefs historiques du Front islamique du salut (FIS), Abassi Madani et Ali Benhadj ? Inutile de spéculer, la réponse est non. Affolés par le battage prévisible créé par la libération des ex-leaders du FIS, désireux par-dessus tout d’éviter la publicité, les responsables du ministère algérien de la Communication ont fait le vide par des moyens expéditifs. L’anachronisme de la réaction se passe de commentaires. En revanche, la quasi-concomitance entre l’affaire Lmrabet et ce contre-exemple de « communication à l’algérienne » montre à quel point les pouvoirs en place dans les pays du Maghreb restent soupçonneux à l’égard de tous ceux dont le métier est d’informer.
Pourtant, de nettes avancées ont été enregistrées ces dernières années, partout sauf en Tunisie, où l’électro-encéphalogramme d’une presse sans odeur, sans saveur et sans contenu, reste désespérément plat. Les journaux indépendants, dont l’éclosion remonte à une demi-douzaine d’années au Maroc et en Mauritanie, ont conquis une réelle liberté d’expression. De taboue, la critique de certains aspects de la vie publique est devenue autorisée, à condition d’être pratiquée dans les règles, c’est-à-dire en s’abstenant de franchir sciemment les « lignes rouges », dont le dépassement signifie à coup sûr la saisie, voire l’interdiction du titre. Ainsi, en Mauritanie, il est désormais possible de critiquer, même rudement, les ministres et le gouvernement, mais la personne du chef de l’État reste quasiment intouchable.
En Algérie, les conquêtes d’octobre 1988, défendues bec et ongles depuis, sont autrement plus significatives. Avec près de cinquante-sept journalistes assassinés entre 1993 et 1997, la profession a payé un lourd tribut au terrorisme. Mais le combat n’a pas été vain : aujourd’hui, les journalistes algériens sont globalement libres et ne se privent pas de critiquer sans ménagement (et parfois sans beaucoup de discernement) le président et les institutions. Une liberté qui confine parfois à la caricature, la presse se faisant volontiers l’écho des rumeurs et n’échappant pas au piège de la manipulation. L’opacité étant de mise, les bruits les plus fous peuvent circuler. Le problème – course au sensationnalisme, vérification parcellaire de l’information – n’est pas propre à la presse algérienne, mais, en l’espèce, il est révélateur de l’immaturité d’un secteur qui n’est âgé que d’une quinzaine d’années. Il est aggravé par l’attitude des dirigeants algériens : au prétexte que la profession leur serait globalement hostile, ils pratiquent la grève de la communication. Le président Bouteflika, s’estimant outrageusement maltraité par les médias de son pays, réserve souvent la primeur de ses interventions à la presse internationale. Autre motif de préoccupation : les titres sont très dépendants du pouvoir économique, et peuvent servir à orchestrer des campagnes intéressées. Enfin, dernier souci, souligné par un récent rapport de Reporters sans frontières, les correspondants des grands organes de presse restent vulnérables faces à des mafias locales, qui n’hésitent pas à recourir à l’intimidation quand elles sont dérangées par des investigations journalistiques… La situation algérienne, évidemment meilleure qu’avant, n’a, on le voit, rien d’idyllique.
Au Maroc, les choses sont à la fois plus simples et plus compliquées. La presse indépendante a connu un développement phénoménal au lendemain de la disparition du roi Hassan II, en juillet 1999. Jeunes et anticonformistes, s’affranchissant des tabous de leurs aînés et déflorant des sujets de société « sensibles », les journalistes marocains ont bousculé les conventions et les préséances. Un bouillonnement réjouissant, mais souvent brouillon. Les nouveaux médias, hebdomadaires d’opinion plus que d’information, ont réservé leurs flèches les plus acérées au gouvernement de transition d’Abderrahmane Youssoufi, taxé d’immobilisme. Le discrédit de la classe politique traditionnelle aidant, ils en sont venus à occuper de facto l’espace dévolu à l’opposition non islamiste. À condition de respecter les fameuses lignes rouges, la marocanité du Sahara et la personne du roi, inviolable et sacrée, tout était permis avant le 16 mai 2003, date des attentats intégristes de Casbalanca ; même la critique au vitriol, parfois sans grand discernement, des « dérives » des services de sécurité (affaire des Saoudiens de la cellule dormante d’el-Qaïda, affaire des hard-rockers « satanistes », arbitraire dans les commissariats).
L’erreur d’Ali Lmrabet, le directeur – emprisonné – des hebdomadaires interdits Demain magazine et Doumane, est d’avoir, par trois fois, franchi les lignes rouges, notamment en évoquant sur un mode sarcastique le budget du Palais royal et en reprenant une tribune d’un républicain marocain publiée dans un journal espagnol. Pour un non-initié, la transgression dont s’est rendu coupable Ali Lmrabet n’a rien de bien flagrant. Dans un contexte maroco-marocain de tensions exacerbées entre le pouvoir et une presse indépendante moins décidée que jamais à mettre ses critiques en sourdine, il était évident que l’affront ne pourrait que déchaîner les foudres de la justice. Lmrabet, par beaucoup de côtés, fait penser au journaliste tunisien Taoufik Ben Brik, dont la grève de la faim surmédiatisée avait défrayé la chronique en avril-mai 2000, causant un tort considérable au régime du président Ben Ali. Incontrôlable, excessif, et parfois diffamateur, mais excellant dans l’art de la caricature, Lmrabet est tout sauf le prototype du journaliste. C’est au contraire un de ces trublions dont la profession est familière et qui se sont fait une spécialité de ruer dans les brancards, à bon ou à mauvais escient d’ailleurs. Victimisé, transformé par la grâce d’un procès inopportun en icône de la liberté de la presse, le personnage, de marginal, est devenu un symbole, celui d’une profession et d’un combat. Et le coup de semonce judiciaire destiné à réaffirmer l’autorité de l’État s’est transformé en une vilaine affaire dont plus personne ne sait comment se sortir honorablement. Le seul résultat tangible aura finalement été la remise en selle de Moulay Hicham, l’iconoclaste « prince rouge », cousin du roi Mohammed VI : c’est lui qui a intercédé auprès de Lmrabet pour qu’il arrête sa grève de la faim…
Les journalistes de la presse indépendante marocaine se trouvent à la croisée des chemins. Le réveil du 17 mai 2003 a été douloureux à plus d’un titre. Les attentats islamistes de Casablanca ayant justifié a posteriori les craintes et certains errements des services de police et de renseignements, les publications qui avaient protesté contre la dérive sécuritaire se sont retrouvées sous le feu des critiques. Rabroués pour leur amateurisme, taxés d’irresponsabilité, les journalistes ont le sentiment d’être dans le collimateur du gouvernement Jettou, et craignent maintenant pour leur liberté de parole. Fondées ou fantasmées, les menaces pesant sur la liberté de la presse ont occulté le débat nécessaire sur la responsabilité, civile et pénale, des journalistes en cas d’outrance ou de diffamation. Et celui, plus urgent encore, du mode de fonctionnement de la presse. L’enjeu de la professionnalisation est vital : les ventes des quotidiens, tous organes confondus, sont inférieures à 300 000 exemplaires par jour, soit moins que le tirage du seul quotidien Al Khabar en Algérie !
L’érosion du lectorat est encore plus marquée en Tunisie, où les problèmes sont d’une nature radicalement inverse : c’est l’absence de liberté qui est à l’origine de la chute de l’audience. Pauvres en informations et plus encore en commentaires, les journaux brillent par leur indigence, et laissent proliférer les rumeurs. La presse tunisienne accuse un retard indiscutable. Une anomalie au regard du degré de développement du pays. Mais, en ce domaine, vu le peu de progrès accomplis depuis le début des années 1990, la « mise à niveau » souhaitée avec insistance par le président Ben Ali risque de prendre nettement plus de temps qu’en matière économique…

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