Blair et la BBC à couteaux tirés

Comment un organisme de radiotélévision peut-il être aussi critique à l’égard du gouvernement dont il dépend ? La réponse tient à son histoire.

Publié le 21 juillet 2003 Lecture : 4 minutes.

Le plus redoutable adversaire du gouvernement britannique, aujourd’hui, n’est pas l’un ou/et l’autre des partis d’opposition, conservateur ou libéral-démocrate, et pas davantage les journaux ou les stations de télévision commerciales. C’est la British Broadcasting Corporation (BBC), dont la survie dépend dudit gouvernement. Ses programmes de télévision et de radio ne sont pas financés par la publicité, mais par des redevances que paie chaque citoyen possesseur d’un poste de télévision. Et le montant de ces redevances est fixé pour quelques années par le gouvernement du moment.
Pourtant, quand les forces américaines et britanniques envahirent l’Irak, en mars dernier, les journalistes de la BBC furent, dans leurs reportages sur le terrain, parmi les plus sceptiques et les plus rigoureusement indépendants. Et la BBC, depuis lors, a mis sérieusement en doute les arguments destinés à justifier l’entrée en guerre. Ce fut Andrew Gilligan, son correspondant militaire qui, le premier, révéla que les rapports des services de renseignements britanniques sur les armes de Saddam avaient été manipulés avant leur publication par les services du Premier ministre. Aujourd’hui, le gouvernement de Tony Blair et la BBC s’affrontent ouvertement : chacun accuse l’autre de mentir, tandis que deux commissions parlementaires essaient de découvrir la vérité sur les allégations de la BBC.
Comment est-il possible qu’un organisme dépendant en dernier ressort du gouvernement s’exprime aussi librement quand, dans tant d’autres pays, les télévisions d’État s’alignent sur la politique officielle ? La réponse tient à l’histoire originale de la BBC et à sa constitution. Elle fut créée en 1922, dans les premières années de la radio, par un groupe de techniciens de la télégraphie sans fil et, cinq ans plus tard, se vit dotée d’une « charte royale » qui garantissait son indépendance grâce à un système de redevances et à un conseil de gouverneurs.
Elle avait déjà passé son premier test d’indépendance lors de la grève générale de 1926, dont elle rendit compte très loyalement. Winston Churchill – alors chancelier de l’Échiquier – aurait voulu que le gouvernement prenne en main la BBC. Mais le même Churchill sera reconnaissant à la BBC, durant la Seconde Guerre mondiale, quand elle retransmit ses fameux discours, tandis que ses propres programmes d’informations, diffusés largement à travers le monde, lui donnaient, par leur autorité, un incomparable prestige.
La BBC, après la guerre, conserva son monopole, quand le développement de la télévision élargit considérablement son audience. Mais elle était devenue de plus en plus arrogante et paternaliste ; et, comme la plupart des autres télévisions d’État, elle ne pouvait plus longtemps résister à la pression de la télévision commerciale.
Après 1956, la BBC continuait à dépendre de ses redevances, tandis que les télévisions commerciales tiraient d’énormes revenus de la publicité, ce qui leur permettait de régaler leurs spectateurs avec des vedettes du show-biz, des jeux divers et des programmes plus vivants. Avec les années 1990, le développement des satellites et des chaînes câblées réduisit encore l’audience de la BBC.
Celle-ci entreprit de contre-attaquer avec ses propres animateurs et vulgarisateurs, abaissant ainsi la qualité de ses programmes. Mais plus elle rivalisait avec les émissions de la télévision commerciale, plus les téléspectateurs se demandaient : pourquoi subventionner les programmes de la BBC avec nos redevances, dès lors qu’ils deviennent difficiles à distinguer des programmes commerciaux, qui ne nous coûtent rien ?
Dans le même temps, l’équipe de la BBC se trouvait en mesure, grâce à sa charte d’indépendance, de s’octroyer privilèges et hauts salaires ; comme les professeurs et les juges, ses journalistes pouvaient confondre leur liberté constitutionnelle avec la liberté de faire ce qu’ils voulaient.
Malgré cela, la BBC maintenait plus de qualité et d’autorité que les programmes commerciaux. Et quoique l’augmentation du montant de ses redevances appartenait au gouvernement, la fierté de son histoire et sa réputation lui permettaient de résister aux pressions du pouvoir dans les moments critiques, notamment durant les guerres et les crises politiques. Ses gouverneurs, bien que choisis par les Premiers ministres, restaient relativement impartiaux entre les partis politiques. Margaret Thatcher se mit souvent en colère contre la BBC, la menaçant de sanctions ; mais la BBC tint bon, convaincue que le Premier ministre ne pouvait se permettre d’interférer avec un organisme qui jouissait d’une réputation mondiale de sérieux et d’impartialité.
Quand Tony Blair arriva au pouvoir, le rôle de la BBC s’accrut encore : car le Premier ministre disposait d’une large majorité au Parlement, et le parti Tory, son principal adversaire, était plus faible qu’à aucun moment depuis un siècle. Quant à la presse, largement contrôlée par de riches propriétaires conservateurs étroitement liés aux États-Unis, elle était visiblement beaucoup plus biaisée que la télévision.
Ainsi la BBC apparut de plus en plus comme le meilleur garde-fou contre le pouvoir. « La radio et la télévision sont devenues la véritable opposition, a pu écrire le mois dernier Simon Jenkins, le chroniqueur conservateur du Times. C’est un rôle que la constitution britannique a imposé à ses journalistes, que cela leur plaise ou non. »
Tel est l’arrière-plan de l’actuel conflit, qui ne cesse de s’aggraver, entre la BBC et les services du Premier ministre. Celui-ci a quelque raison de critiquer l’injustice des attaques de la BBC touchant les rapports des services de renseignements sur l’Irak. Et la BBC n’a encore fourni aucune preuve convaincante de ses allégations.
« Le problème avec la BBC est qu’elle façonne ses rapports selon son propre agenda », déplore le député travailliste Gerald Kaufman, président de la commission parlementaire sur les médias. Mais la centralisation du pouvoir, sous Tony Blair, et le manque d’autres centres d’opposition conduisent le public britannique à apprécier davantage un organisme capable de défier les pressions officielles, surtout quand croissent les doutes sur la justification de la guerre en Irak. Les spectateurs de télévision s’offusquent encore d’avoir à financer les programmes de la BBC, laquelle justifie toujours mal sa place sur le marché. Mais elle se justifie beaucoup plus aisément comme un instrument essentiel de la démocratie britannique.

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