Attention : chien enragé

Trois ans après sa grève de la faim surmédiatisée, le journaliste tunisien se consacre, dans l’ombre, à la littérature. Et s’apprête à sortir un roman – évidemment – irrévérencieux : « Le Plagieur ».

Publié le 21 juillet 2003 Lecture : 5 minutes.

Taoufik Ben Brik, alias « TBB », « T2B » ou encore « La Baleine » (allusion à son embonpoint), me reçoit dans les salons de l’hôtel Lutetia où il réside à chaque fois qu’il est de passage à Paris. « Je suis un rat de luxe », dit-il, en m’invitant à m’asseoir. Je l’ai connu il y a une quinzaine d’années dans les couloirs de Dar Assabah, maison de presse tunisoise où il a fait ses premières armes. Il a toujours été un peu potelé, mais là, il est devenu franchement obèse. Je lui en fais la remarque. « Je passe toute la journée assis à ma table de travail. Je bouge rarement », dit-il avec un sourire gêné. Que fait-il à Paris ? Le journaliste rebelle – dont la grève de la faim de quarante-deux jours, observée entre avril et mai 2000 pour protester contre la confiscation de son passeport, a été fortement médiatisée, et qui lui a valu une notoriété aussi brusque que démesurée – se coule aujourd’hui, à 42 ans, dans la peau d’un écrivain iconoclaste.
TBB allume sa énième cigarette – il fume comme une cheminée – et tire de son sac une pile de feuillets qu’il pose sur la table. « C’est mon dernier roman, Le Plagieur ou la Naissance d’Ali Bouzibbine. Il devrait paraître dans quelques mois chez Gallimard. Je suis en train d’y mettre les dernières touches », dit-il. Et d’ajouter, sans ironie aucune : « Tous ceux qui l’ont lu m’ont dit que c’est un chef-d’oeuvre. J’ai la faiblesse de les croire. »
Ce roman délirant et irrévérencieux raconte l’histoire d’un mec, à la fois poète et brigand, invétéré « plagieur » – « un surnom qui sonne comme joueur, flingueur, alpagueur, tueur » – qui essaie d’écrire un roman démesuré sur une ville qui l’est moins, Tunis City, étriquée, décalée, trop petite pour une si grande ambition. Quant aux personnages, ils sont piqués chez les autres : Anna Karénine, Madame Bovary, Karamazov, Caligula, Zorba, Memet le Mince, Dracula… On croise également, au fil des pages, quelques figures du microcosme politique tunisien, croquées à pleines dents.
Trêve de littérature, dis-je, comment vont les enfants ? TBB prend un air grave. « Pas très bien, répond-il. Ali, l’aîné, a 6 ans. C’est un surdoué, voire un mutant. Il est le premier de la classe, mais tous ses camarades le boudent. Les gamins, comme leurs parents, n’acceptent pas que l’on soit différent d’eux. »
Quand il est à Tunis, TBB se lève vers 5 heures du matin, quitte sa maison sise au quartier résidentiel d’Ennasr, « quartier des nouveaux riches », dit-il, pour aller rejoindre son lieu de travail : L’Olivier bleu, un salon de thé situé à El Manar, autre quartier huppé de la capitale. Il y passe jusqu’à dix heures par jour, toujours à la même place, à écrire, à fumer cigarette sur cigarette et à s’empiffrer de pâtisseries. Parfois, sa femme, Azza, fonctionnaire dans une banque, et ses deux enfants, Ali et Khadija, sa cadette de deux ans, le rejoignent pour prendre leur petit déjeuner. Le vacarme ne le dérange pas du tout. « J’ai toujours travaillé dans les lieux publics. J’aime être entouré de gens, être immergé dans le monde que je décris », dit-il.
Se sent-il en sécurité, malgré ses démêlés avec le pouvoir ? Celui qui aime se présenter comme un « bandit d’honneur » répond : « La présence des agents en civil ne me perturbe pas. Je me sens en sécurité, car mes frères et mes amis, qui me tiennent lieu de gardes du corps, ne sont jamais très loin. Vous savez : j’ai toute une tribu qui veille sur moi. » Un moment de silence, TBB tire une longue bouffée de sa cigarette, puis ajoute : « J’aime me comparer à un parrain derrière les barreaux d’une prison sicilienne. Je peux tout avoir, sauf la liberté. Mais je suis toujours prêt pour la bataille. »
Je profite de la transition qu’il m’offre pour l’interroger sur un journaliste incarcéré, Ali Lmrabet, qui, comme lui, a défrayé la chronique en observant, au fond de sa prison, une grève de la faim très médiatisée. « C’est mon frère d’armes. Nous appartenons à la même confrérie : celle des enfoirés, des têtes brûlées et des chiens enragés. Des maquisards passés maîtres dans l’art de guerroyer avec des mots. Je lui ai rendu hommage à ma manière dans un article publié par Courrier international intitulé  »Le bras d’honneur d’Ali Lmrabet ». »
L’auteur du Rire de la baleine écrit de moins en moins dans les journaux. Est-ce un choix ou ne trouve-t-il plus des patrons de presse pour l’employer ? « Au contraire, on ne cesse de me solliciter pour écrire sur ceci ou cela, mais je n’aime plus écrire pour les journaux », répond-il. Avant d’ajouter : « D’ailleurs, je n’ai jamais été un vrai journaliste. C’était une activité purement alimentaire. »
L’ex-journaliste rebelle mène aujourd’hui grand train. D’où provient l’argent qu’il dépense ? « Je vis des droits d’auteur générés par mes précédents livres ainsi que des à- valoir que les éditeurs me versent pour ceux que je suis en train d’écrire », explique-t-il. Ses livres étant interdits en Tunisie, cela ne constitue-t-il pas pour lui un important manque à gagner ? « Non, car j’arrive à contourner l’interdiction et à faire écouler mes livres sous forme de photocopies. Les étudiants paient 20 dinars (13,7 euros). Les gens riches payent plus. L’ex-bâtonnier Mohamed Chakroun a été le plus généreux. Il m’a donné 2 000 dinars. L’écrivain Mohamed Talbi a déboursé, quant à lui, la moitié de cette somme. J’ai aussi mes dealers, comme le juge rebelle Mokhtar Yahyaoui, la Pasionaria du barreau tunisien Radhia Nasraoui, la journaliste Oum Zied, rédactrice en chef du journal en ligne Kalima, mes propres frères et de nombreux étudiants qui se font ainsi un peu d’argent de poche. Bien sûr, il y a ces intellectuels, universitaires et hommes politiques qui me disent :  »Revenez demain. » Ceux-là, de toute façon, n’ont pas le temps de lire : ils militent. » TBB me raconte, en riant, la combine de son frère Néjib, qui vend des photocopies de ses livres avec de fausses dédicaces à des prix pouvant atteindre plusieurs centaines de dinars. « Il en a fait un vrai commerce, celui-là », dit-il en tirant sur sa cigarette.
Même s’il ne se vend pas encore dans les supermarchés, le « produit » Ben Brik marche donc bien. TBB rit, en jetant un regard furtif à sa montre, et dit avec son sens de la formule : « Le régime a cherché à me priver de mon gagne-pain. J’en ai alors fait mon fonds de commerce. »

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