Voyage au coeur des geôles américaines

Grâce aux rapports de la Croix-Rouge, il est désormais établi que les mauvais traitements infligés aux prisonniers irakiens remontent au début du conflit.

Publié le 21 juin 2004 Lecture : 6 minutes.

Martin Damary travaille pour la Croix-Rouge depuis 1987. Il a, par le passé, inspecté des prisons en Angola, dans l’ex-Zaïre, en Arabie saoudite, en Syrie et dans l’ex-Yougoslavie. Pourtant, ce citoyen suisse de 41 ans, habitué aux vilenies commises dans des pays aux moeurs peu démocratiques, est tombé de haut en arrivant à la prison d’Abou Ghraib, tenue par les « libérateurs » américains. Pour commencer, on le conduit jusqu’à une cellule minuscule. Dans la pénombre, il distingue deux prisonniers irakiens. L’un d’eux est nu comme un ver. L’inspecteur de la Croix-Rouge, outré, refuse d’interroger cet homme tant qu’on ne l’aura pas vêtu correctement. « Je me sens profondément humilié », lui souffle un autre détenu qui baisse furtivement son pantalon. Damary découvre alors qu’on l’a obligé à porter des dessous féminins.
Nous sommes à la mi-octobre 2003, à 30 kilomètres de Bagdad. Abou Ghraib, lieu de sinistre mémoire – Saddam y faisait torturer ses opposants -, a rouvert deux mois auparavant. Depuis que des photographies montrant des prisonniers cagoulés, menacés par des chiens ou contraints à prendre des poses obscènes ont fait le tour du monde, Abou Ghraib est redevenue tristement célèbre. Pourtant, en Irak, treize autres lieux de détention visités par la Croix-Rouge se sont révélés, au fil des mois, tout aussi lugubres.
Dans un rapport remis en février dernier par l’organisation humanitaire aux plus hautes autorités civiles et militaires américaines, les inspecteurs déploraient le recours « à la contrainte physique et à des pressions psychologiques proches, dans certains cas, de la torture ». La vertueuse Amérique était montrée du doigt, mais dans le plus grand secret : les rapports de la Croix-Rouge n’ont pas vocation à être rendus publics. Et lorsque le Wall Street Journal a publié ce texte, le président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), Jakob Kellenberger, a tenu à préciser que c’était « sans le consentement » du Comité.
Il n’empêche : le débat faisait rage au sein de l’organisation. « Plusieurs membres de mon équipe pensaient que nous devions dénoncer publiquement ces actes », confirme Pierre Gassmann, responsable de la Croix-Rouge pour l’Irak. Ceux qui préféraient la discrétion à la médiatisation rappelaient que les rapports intérimaires de l’organisation avaient tous été pris très au sérieux par les responsables militaires américains. Mais si, ponctuellement, les observations de la Croix-Rouge ont fait mouche, le problème de fond n’a jamais été résolu. On sait aujourd’hui que les mauvais traitements infligés aux prisonniers remontent au début du conflit et qu’ils n’ont pas été commis plus tard, par des soldats dépassés par l’ampleur de la rébellion. À preuve, le rapport de février 2004 porte sur la période mars-octobre 2003…
Mars 2003. L’équipe des inspecteurs de la Croix-Rouge (dix personnes au total), installée au Koweït, visite les prisons du port d’Oumm Qasr (dans le sud de l’Irak), l’une des premières villes à être tombée aux mains de la coalition. À en croire un délégué qui participa à ces inspections, le traitement réservé aux prisonniers irakiens (presque tous des militaires) était « totalement inacceptable ». Le CICR porte l’affaire devant les commandements américain et britannique établis à Doha, au Qatar. Avec succès : la situation se normalise. Le port d’une cagoule pendant les interrogatoires est supprimé. Deux mois plus tard, en mai, un nouveau mémo du CICR portant sur plus de deux cents cas de maltraitance est remis aux forces de la coalition. Avec le même succès. En juillet, le problème resurgit à Camp Dropper (près de l’aéroport de Bagdad), en particulier dans un quartier carcéral tenu par des hommes du renseignement militaire américain. Certains prisonniers y ont été frappés à coups de crosse. L’un d’eux raconte qu’on lui a uriné dessus, qu’on l’a frappé à la tête, dans le dos et à l’aine, qu’on l’a privé de sommeil quatre jours consécutifs et qu’on l’a bâillonné avec une balle de base-ball dans la bouche. À l’examen médical, on lui trouve une côte cassée, du sang dans l’urine, une perte de sensibilité dans la main droite. Les observations de la Croix-Rouge sont une nouvelle fois entendues : ce quartier est fermé et le nombre des mauvais traitements décroît sensiblement dans la prison.
Pendant ce temps, la Croix-Rouge, effarée par ces découvertes, tente de se doter des moyens adéquats. « Nous nous déployions dans le pays aussi vite que nous le pouvions et recrutions un maximum d’employés », commente Laurent Tosoni, responsable logistique. Mais cet élan est brisé le 22 juillet lorsque, sur la route de Hilla, non loin de Bagdad, un véhicule de la Croix-Rouge, parfaitement identifiable à son logo, est pris pour cible. Un employé sri lankais est tué, le chauffeur est blessé. L’organisation s’efforce alors de recruter davantage de ressortissants irakiens. En août, une bombe détruit le quartier général des Nations unies à Bagdad. Bilan : vingt-deux morts. Comme toutes les organisations humanitaires, la Croix-Rouge réduit ses équipes au strict minimum. Il ne reste plus que trente employés non irakiens, contre cent auparavant. Les équipes chargées d’inspecter les prisons sont relogées à Amman, en Jordanie, et interrompent leur mission. Elles sont démoralisées, d’autant que leurs familles les supplient de renoncer. Damary, qui parle l’arabe, choisit de rester en dépit des supplications de ses enfants. Trois de ses collègues abandonnent.
En Irak, l’insurrection gagne du terrain. Les Américains, sur la défensive, soupçonnent tout le monde, « embarquent » à tour de bras des hommes et des adolescents. Plus de dix mille détenus s’entassent désormais dans des geôles surpeuplées. Presque tous des civils, qui attendent pendant des mois un hypothétique examen de leur dossier. En septembre, les inspecteurs de la Croix-Rouge reprennent du service, depuis Amman. Ils dorment parfois dans les prisons qu’ils visitent pour limiter leurs déplacements, enfreignant la règle qui veut qu’ils ne séjournent pas sur place. Mais le danger justifie quelques entorses à la déontologie… D’ailleurs, les prisonniers n’en ont cure. Ils se pressent pour voir les inspecteurs, s’agrippent à leurs vêtements et crient tous en même temps.
En octobre, les inspecteurs se rendent à Abou Ghraib. Ils ne verront évidemment pas les horreurs qui envahissent les petits écrans et les journaux depuis avril dernier. Et pour cause : on les empêche à plusieurs reprises de pénétrer dans le bloc 1A, où des officiers du renseignement militaire détiennent trente-cinq individus décrits comme « particulièrement dangereux », et ils doivent attendre parfois une heure à l’extérieur de la prison avant d’être autorisés à entrer. Malgré ces tracasseries, ils décèlent, chez certains prisonniers, des difficultés d’élocution, un comportement anormal et des tendances suicidaires : des symptômes causés, à l’évidence, par les méthodes utilisées lors d’interrogatoires prolongés. « Nous aurions dû aller plus souvent à Abou Ghraib », reconnaît Pierre Gassmann. Hélas ! les inspecteurs étaient aussi peu nombreux que les prisonniers étaient légion. Et les conditions de sécurité s’y prêtaient de moins en moins…
Le 27 octobre, à Bagdad, une bombe explose sur le parking où le personnel de la Croix-Rouge se réunit tous les matins avant de partir en mission. Deux gardes sont tués, et le bâtiment est endommagé. La plupart des délégués étrangers quittent l’Irak, les employés irakiens se terrent, le logo de l’organisation est banni.
Un rapport sur Abou Ghraib est remis au commandement américain en novembre. On apprendra plus tard qu’il n’a pas été pris en compte : les prisonniers sont soupçonnés d’affabuler. Pourtant, les indices concordent avec ceux relevés lors d’inspections menées sur la base de Guantánamo, à Cuba, et dans des geôles afghanes. Plusieurs rencontres infructueuses avec de hauts responsables américains (le secrétaire d’État Colin Powell, la conseillère à la sécurité nationale Condoleezza Rice et le numéro deux du Pentagone Paul Wolfowitz) à propos de Guantánamo convainquent le président du CICR que la neutralité n’est plus de mise. Le 16 janvier 2004, dans une déclaration officielle, il « déplore » qu’« en dépit de plaintes répétées » les prisonniers de Guantánamo « continuent de subir une détention arbitraire en toute illégalité » et que « les réponses appropriées n’ont pas été apportées » par le gouvernement américain. Mais pour ce qui concerne l’Irak, les dirigeants de la Croix-Rouge continuent à faire preuve de retenue, car l’administrateur civil Paul Bremer et le général Sanchez, commandant des forces de la coalition, leur ont paru très préoccupés par le rapport de novembre. Ce que la Croix-Rouge ignore encore, c’est que son rapport n’est pour rien dans l’enquête diligentée par le Pentagone le 14 janvier 2004. Ce sont d’abominables photos découvertes la veille qui ont enfin attiré son attention.

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