Tempête dans un verre de thé

Kadhafi a-t-il tenté de faire assassiner le prince héritier d’Arabie saoudite ? L’accusation lancée par le FBI n’est pas invraisemblable. Mais est-elle fondée ?

Publié le 21 juin 2004 Lecture : 5 minutes.

C’est le dernier avatar de ces histoires arabes qu’on croyait révolues, avec leur lot de haines recuites, de menaces voilées et de sourds complots. Celle-ci oppose, si l’on en croit le New York Times, qui, le 10 juin, a révélé ce qu’il savait – ou pensait savoir – de cette affaire, deux autocrates absolus qui n’ont en commun que le mépris profond qu’ils éprouvent l’un pour l’autre : Abdallah, le prince héritier saoudien, et Mouammar Kadhafi, le « Guide » éternel de la Jamahiriya libyenne.
Selon le quotidien new-yorkais, abondamment « sourcé » par le FBI, tout commence au début du mois d’août 2003. Sur l’aéroport de Heathrow, à Londres, Abdourahman Alamoudi, un quadragénaire américain d’origine arabe, fait l’objet d’un contrôle douanier de routine alors qu’il s’apprête à embarquer pour Damas. Dans son attaché-case : 340 000 dollars en liquide. Arrêté et interrogé, Alamoudi raconte que cet argent lui a été remis quelques jours plus tôt à l’hôtel Metropole, dans la capitale britannique, par un émissaire libyen membre de l’Appel mondial pour une société islamique, une organisation caritative libyenne, afin de financer ses propres bonnes oeuvres. Alamoudi, qui réside à Falls Church, en Virginie, est en effet le fondateur de l’American Muslim Council, sorte de lobby dont les activités n’ont apparemment rien de subversif. Prônant la tolérance et la réconciliation entre les religions, l’AMC a plus d’une fois été employé comme consultant, dûment rétribué, par le département d’État. Les Britanniques confisquent l’argent puis relâchent Alamoudi, non sans avoir signalé l’incident au FBI.
Fin septembre 2003, alors qu’il rentre de Londres, Alamoudi est arrêté à l’aéroport Foster-Dulles, à Washington. Les policiers américains lui reprochent d’avoir perçu de l’argent libyen, en violation des sanctions imposées à ce pays. Ils le soupçonnent aussi d’avoir voulu se rendre en Syrie pour remettre le contenu de son attaché-case au Hamas palestinien, avec lequel il entretiendrait des liens. Or le Hamas est considéré à Washington comme une « organisation terroriste »…
Emprisonné à Alexandria, en Virginie, Alamoudi aurait alors décidé, si l’on en croit le New York Times, de négocier ses aveux contre un allègement des chefs d’inculpation qui pèsent sur lui – une pratique courante aux États-Unis. L’argent, explique-t-il, devait en réalité servir à préparer un attentat contre le prince héritier Abdallah, le vrai maître de Riyad. Dans ce cadre, Alamoudi aurait rencontré à deux reprises Kadhafi en personne. La première fois en juin 2003, à Tripoli, pour recevoir ses instructions ; la seconde, en octobre, à Syrte, pour lui rendre compte des préparatifs.
Pour quelle raison Alamoudi s’est-il engagé dans ce complot à haut risque, alors qu’une partie de sa famille – ses cinq frères – vit en Arabie saoudite ? Pour l’argent beaucoup plus que par conviction, reconnaît-il. Mais il n’est pas l’agent « opérationnel », sur le terrain – il n’a aucune compétence en la matière -, ce rôle étant dévolu à un groupe d’opposants saoudiens recrutés par un officier des services libyens, le colonel Mohamed Ismaël.
Or, cela tombe bien, le FBI ne va pas tarder à entendre parler du colonel Ismaël. Le 27 novembre 2003, la police du royaume met la main sur quatre ressortissants saoudiens qui s’apprêtaient à se rendre à un mystérieux rendez-vous à l’hôtel Hilton de La Mecque. Interrogés, ces derniers « avouent » qu’un officier libyen devait leur remettre 1 million de dollars. Les Saoudiens se précipitent au Hilton, mais Ismaël a déjà pris la fuite. Direction : l’Égypte. Aussitôt arrêté, il est rapidement extradé vers Riyad, où les services saoudiens, bientôt rejoints par des agents du FBI et de la CIA, se chargent de le faire parler.
Le colonel confirme les dires d’Alamoudi et précise qu’un commando d’opposants était chargé d’éliminer le prince Abdallah au lance-roquettes, soit en attaquant son convoi, soit en prenant pour cible ses appartements à La Mecque. Il ajoute que ses officiers traitants à Tripoli étaient Abdallah Senoussi et Moussa Koussa, figures quasi mythiques de l’époque où Kadhafi s’efforçait d’exporter la révolution par tous les moyens – y compris le terrorisme et les assassinats. À bout de « révélations », Ismaël annonce qu’il demande l’asile politique en Arabie saoudite.
Que faut-il retenir de cette histoire ? Elle a, à l’évidence, les apparences de la vérité. Kadhafi et Abdallah, nul ne l’ignore, se détestent cordialement. Le Libyen n’a toujours pas digéré que son plan de paix pour le Proche-Orient ait été relégué aux oubliettes lors du sommet arabe de Beyrouth, en 2002, au profit de celui présenté par le Saoudien. Un an plus tard, à Charm el-Cheikh, les deux hommes se sont insultés devant l’objectif des caméras. Depuis, les coups bas se multiplient. Tripoli, qui se cache à peine de soutenir les opposants saoudiens du Mouvement de la réforme islamique, basés à Londres, affirme que Riyad en fait autant avec les exilés libyens, lesquels auraient même tenté récemment d’assassiner le « Guide », sur ordre… d’Abdallah. Kadhafi est également convaincu, non sans raisons, que le prince héritier et son ambassadeur à Washington, Bandar Ibn Sultan, font tout leur possible pour retarder la normalisation américano-libyenne.
Reste que vraisemblance n’est pas forcément vérité. Si la mort d’Abdallah ne plongerait assurément pas Kadhafi dans le désespoir (et réciproquement), et s’il est sans doute arrivé à l’un et à l’autre, dans un accès de colère, de souhaiter la disparition de son rival, planifier et exécuter son assassinat est une tout autre affaire. À la mi-2003, le Guide et son entourage étaient entrés dans la dernière ligne droite menant à la reddition, avec armes et bagages, devant un George W. Bush triomphant. Sauf à imaginer – ce qui relève du fantasme – que les Américains souhaitaient eux aussi la mort d’Abdallah, ou qu’à tout le moins Kadhafi l’ait pensé, on ne voit pas pourquoi ce dernier aurait pris le risque suicidaire d’ordonner une telle opération. Ni pourquoi l’administration Bush aurait ainsi tranquillement continué de négocier le retour sur la scène internationale de l’assassin en puissance de l’un des alliés clés de l’Amérique dans la région. On remarquera aussi que toute cette histoire n’a pas, jusqu’ici, dépassé le stade des révélations de presse et que ni Washington ni Riyad n’ont officiellement relayé ces accusations. Enfin, et puisque le diable se cache souvent dans les détails, on relèvera que l’un au moins des commanditaires présumés de l’attentat n’était guère en mesure d’assumer ce rôle : Abdallah Senoussi est en effet, depuis plus d’un an, politiquement et physiquement marginalisé. Il souffre d’un cancer qui l’oblige à passer le plus clair de son temps dans des cliniques du Caire ou d’Amman.
Tempête dans un verre de thé ? Intox saoudienne, en liaison avec les milieux néoconservateurs américains hostiles à tout rapprochement avec Kadhafi ? En attendant de nouvelles « révélations » et d’autres intrigues sous la tente, le doute, à tout le moins, plane sur cette affaire. À Tripoli, on s’est indigné. « Non-sens ! » s’est ainsi exclamé Seïf el-Islam Kadhafi, l’un des fils du colonel. « Nos relations avec l’Arabie saoudite sont bonnes ! » a renchéri, Abdelrahman Chalgham, le ministre des Affaires étrangères, sans se rendre compte qu’il en faisait un peu trop pour être crédible. Le problème, sans doute, est que le passif du régime libyen en matière de déstabilisation d’autrui est tel qu’il faudra attendre encore un peu avant qu’il n’ait plus l’air d’avoir tort, même lorsqu’il a raison.

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