L’Éthiopie bien en jambes

De Bikila, vainqueur du marathon aux J.O. de Rome, en1960, à Bekele, qui vient de battre les records du 5 000 et du 10 000 mètres, les coureurs éthiopiens accumulent les exploits. Quelle est la recette d’une telle réussite ?

Publié le 21 juin 2004 Lecture : 5 minutes.

Le 31 mai dernier, à Hengelo, aux Pays-Bas, l’Éthiopien Kenenisa Bekele, tout juste âgé de 21 ans, établit un nouveau record du monde du 5 000 mètres. En 12 minutes 37 secondes et 35 centièmes, il bat de deux secondes le record précédent (12’39 »36). Autre exploit neuf jours plus tard, à Ostrava (République tchèque) : il améliore de deux secondes le record du 10 000 mètres, en 26’20 »31. Une fois de plus, l’Éthiopie court en tête : le précédent détenteur de ces deux records n’était autre que son compatriote, le fameux Haïlé Gébrésélassié…
Il serait fastidieux d’énoncer la liste des records battus, des médailles d’or, d’argent et de bronze, et des victoires remportées sur longues distances par les Éthiopiens, entrés dans la légende de l’athlétisme. On rappellera seulement les noms d’Abebe Bikila – qui remporta pieds nus le marathon des jeux Olympiques de Rome en 1960 -, de Mamo Wolde – médaille d’or du marathon des J.O. de Mexico en 1968 -, ou bien encore de Miruts Yifter (alias Yifter the Shifter), Derartu Tulu, Fatuma Roba, sans oublier « le Lion », « l’Empereur Gabe », qui a inspiré le film de Leslie Woodhead, Endurance.
Quelle est donc la « recette miracle » des Éthiopiens qui leur permet de s’imposer si souvent ? Pour Elshadai Negash, journaliste sportif et entraîneur de l’équipe éthiopienne de football féminin, quatre raisons principales expliquent ces succès : « La première est historique. Les modèles du passé, parce qu’ils incarnent le succès, motivent les jeunes. Haïlé Gébrésélassié a battu dix-huit records : tout le monde veut connaître le même destin que lui. La deuxième raison, c’est l’entraînement en altitude. La plupart des athlètes viennent de régions élevées, comme Bekele ou Tulu qui sont originaires d’Arsi, à 3 000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Cela leur donne un avantage physiologique : leur corps contrôle mieux l’oxygénation du sang. La troisième raison, c’est la particularité de l’entraînement. Au niveau national, les athlètes travaillent ensemble sous la direction du docteur Woldemeskel Kostre, considéré comme le père de l’athlétisme éthiopien. Enfin, tous les coureurs sont portés par un fort sentiment national. » On ajoutera à cela la bonne organisation de la fédération d’athlétisme qui, à l’inverse de la fédération de football, en bisbilles avec la Fifa, permet l’émergence de nouveaux talents, notamment par le biais de grands clubs comme Prison’s Police, Banks ou Omedla.
Depuis plus de quinze ans, ce sont surtout les méthodes – rigoureuses – du docteur Woldemeskel qui semblent réussir aux athlètes éthiopiens. Derartu Tulu, qui s’est fait connaître à l’âge de 17 ans, en 1989, lors des Championnats du monde de cross-country, et Kenenisa Bekele sont de purs produits de l’entraînement sans concession qu’il leur fait subir. Âgé de 73 ans, l’homme ne paie pas de mine. Des gradins du stade depuis lesquels il supervise les exercices, cheveux blancs, veste de jogging délavée aux couleurs de l’Éthiopie, appuyé sur une canne, il ressemble à un tranquille vieillard comme tant d’autres. Mais quand il refuse de quelques mots appuyés, en amharique, et sans aucune justification toute possibilité d’interview, on devine l’autocrate qui sommeille en lui.
Sélectionné pour le 1 500 mètres des jeux Olympiques de Tokyo en 1964, il décline l’offre pour se concentrer sur ses études. Lesquelles le conduisent en Europe de l’Est, dans les années 1960 et 1970. À l’Institut des sciences académiques de Budapest, ses recherches sur les muscles des athlètes de haut niveau le poussent à s’intéresser au métier de coach. Au total, si l’on excepte une interruption de quelques mois, en 1972, au cours desquels il participe à l’entraînement de l’équipe olympique, Woldemeskel Kostre demeure plus de treize ans à Budapest, à l’époque où la Hongrie est encore communiste.
De retour au pays natal, il enseigne au Teacher Training College d’Addis-Abeba avant d’accepter un poste administratif au sein de la Commission fédérale des sports. Ce n’est qu’en 1986 qu’il commence à entraîner les coureurs de haut niveau. L’Éthiopie lui doit pour une bonne part les huit médailles (quatre en or, une en argent et trois en bronze) des derniers jeux Olympiques et les sept médailles des Championnats du monde d’Edmonton, en 2001.
C’est encore Woldemeskel Kostre qui prépare les athlètes éthiopiens pour les jeux d’Athènes, en août. Un travail autant sportif qu’administratif. Récemment, il déclarait au magazine de l’Association internationale des fédérations d’athlétisme : « En octobre 2003, j’ai présenté un projet au gouvernement pour obtenir plus de soutien pour nos athlètes. L’un des problèmes, en Éthiopie, c’est que la politique est toujours incertaine. Actuellement, nous avons un bon commissaire aux sports qui parle le même langage que moi, mais un ministère de la Jeunesse, des Sports et de la Culture vient d’être créé, et nous devons persuader un nouveau groupe de gens de nous donner de l’argent pour la nourriture, le logement et les voyages de nos plus grands athlètes. »
Trois ou quatre fois par semaine, peu après 7 heures, les coureurs se rassemblent dans le stade d’Addis-Abeba pour d’éreintantes séances d’entraînement. En bon disciple des méthodes venues de l’Europe de l’Est, le docteur Woldemeskel croit à la discipline et au travail. Pour Richard Nerurkar, cinquième au marathon des jeux Olympiques de 1996 sous les couleurs du Royaume-Uni et organisateur du Great Ethiopian Run, « préparer les athlètes, c’est sa mission sur terre. Le docteur Woldemeskel passe beaucoup de temps à concocter les séances d’entraînement et il n’apprécie pas qu’ils fassent ce qu’il désapprouve. Il sait les porter à leur meilleur au moment de la compétition. Mais il faut souligner que les conditions lui sont favorables. Ses méthodes, dures, ne marcheraient pas aussi bien dans un autre pays. »
L’entraînement ne se limite pas à la seule piste synthétique du stade d’Addis. Le docteur Woldemeskel emmène ses troupes crapahuter dans les forêts d’eucalyptus, sur les hauteurs de la ville, à Entoto ou Sendafa, à plus de 2 500 mètres d’altitude. Pour Richard Nerurkar, malgré tous les succès remportés depuis ses débuts, l’entraîneur a su rester simple : « Il bénéficie d’une très grande considération de la part des athlètes, mais il n’y recherche pas d’intérêts financiers et continue de vivre de façon modeste. »
À l’approche des jeux d’Athènes, les pronostics d’Elshadai Negash sont plutôt favorables, même s’il pense qu’il sera difficile d’égaler la performance de Sydney. « À Atlanta, la moyenne d’âge était de 29 ans, à Sydney, de 28, et elle est aujourd’hui de 23. Cela signifie que le succès devrait être au rendez-vous à Athènes, mais aussi à Pékin, en 2008. » Quelques semaines avant l’événement, Addis-Abeba n’est pas encore sous tension. Mais, comme d’habitude, quiconque se couche tard – ou se lève tôt – dans la capitale éthiopienne peut assister à un étonnant spectacle : dès 5 heures du matin, sur Bole Road ou sur Manganagna, des coureurs en short filent à vive allure le long des routes désertées. Certains pour garder la forme, d’autres parce qu’ils rêvent d’un destin d’athlète. Nul doute qu’un épais silence pèsera sur la ville quand les plus célèbres ambassadeurs d’Éthiopie s’élanceront sous le soleil grec, au coude à coude avec leurs voisins kényans, et qu’à leur retour ils seront fêtés comme il se doit.

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