L’héritage Reagan

Hebdomadaire américain de gauche, The Nation introduit une fausse note dans le concert de louanges qui a accueilli le décès de l’ex-président.

Publié le 21 juin 2004 Lecture : 5 minutes.

« Les États-Unis de l’amnésie » : la formule de Gore Vidal semble avoir été inventée pour la mort de Ronald Reagan. Journalistes et hommes politiques ont renchéri à qui mieux mieux dans l’éloge de « l’optimisme » et de la « vitalité » de cet homme qui avait un tel « amour de son pays » qu’il a fait renaître à lui tout seul le « patriotisme ». La plus grande partie de ce qu’on a écrit ou montré dans les médias a été un hommage sans nuance au chef prestigieux plutôt qu’un bilan réaliste de ce que cet homme a fait pour ce pays et pour le monde. Ou bien contre.

Les dix dernières années de Reagan ont été tristes. Sa famille, comme beaucoup d’autres, a souffert auprès d’un être cher gravement diminué par la maladie d’Alzheimer. (Nous applaudissons à la démarche de Nancy Reagan qui a persuadé George W. Bush de lever les restrictions qu’il avait imposées aux recherches sur les cellules souches sous la pression de la droite religieuse.) Mais la mort, quelle qu’en soit la cause, ne justifie pas qu’on réécrive une vie. Et jusqu’à ce que son occupant actuel s’introduise à la Maison Blanche, Reagan aura été le pire président américain depuis Herbert Hoover.
Il serait impossible dans ces colonnes de faire une liste complète des dégâts que Reagan a causés en
huit ans. Tout le monde affirme qu’il a gagné la guerre froide, mais c’est vite dit. On peut aussi noter que cet homme qui attachait tant de prix à la liberté et à la démocratie dans le bloc soviétique se souciait moins de la démocratie et des droits de l’homme dans d’autres parties du monde : lorsque les démocrates et les républicains ont adopté au Congrès des sanctions contre le gouvernement
d’apartheid de l’Afrique du Sud, Reagan a opposé son veto ; son administration a fait ami-ami avec la junte fasciste et antisémite de l’Argentine et a soutenu au Salvador et au Guatemala des militaires qui massacraient des civils ; il a normalisé les relations avec Augusto Pinochet, le tyran du Chili ; il a envoyé le premier George Bush aux Philippines, où le vice-président a félicité le dictateur Ferdinand Marcos d’avoir encouragé la « démocratie » ; menant une guerre quasi secrète contre le gouvernement sandiniste du Nicaragua, l’administration Reagan a violé le droit international et soutenu à l’insu du Congrès des contras qui faisaient peu de cas des droits de l’homme et, selon la CIA elle-même, elle a coopéré avec des trafiquants de drogue présumés ; Reagan a clandestinement fourni des armes aux ayatollahs iraniens et gardé des contacts avec Saddam Hussein, même après que le président irakien eut utilisé des armes chimiques ; il a nommé à des postes de responsabilité des gens qui prétendaient que l’on pouvait sortir vainqueur d’une guerre nucléaire, aggravant ainsi les risques que des erreurs de calcul de l’Union soviétique ou des États-Unis plongent le monde dans le chaos.
Sur le front intérieur, Reagan a fait preuve d’autant de mauvaise foi que le second Bush. Ses baisses d’impôt favorisant les riches et génératrices de déficit (que Bush senior traitait d’« économie vaudoue ») ont été présentées à coups de chiffres faux et de tours de passe-passe comptables. Couplées avec l’explosion des crédits militaires, elles ont creusé dans le budget un trou qui obligeait le gouvernement à réduire la dépense et justifiait donc des coupes draconiennes dans la politique sociale.

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Reagan ne s’est guère intéressé au sort des ouvriers victimes de la désindustrialisation dans les années 1980 et s’en est pris directement aux syndicats, licenciant en masse les aiguilleurs du ciel qui faisaient grève pour obtenir des augmentations de salaire et de meilleurs conditions de travail. Son ministre de la Justice, Edwin Meese, ne faisait pas grand cas des libertés civiques : selon lui, « il n’y a pas beaucoup de suspects qui n’ont rien à se reprocher ». Son ministre de l’Environnement, James Watt, préférait les arbres morts aux arbres verts. Et personne dans la Maison Blanche de Reagan ne prêtait beaucoup d’attention à une nouvelle épidémie qui tuait surtout des homosexuels. L’indifférence de Reagan et ses préjugés à l’égard des gays et des toxicomanes ont occasionné des dizaines de milliers de morts qui auraient pu être évitées s’il avait agi plus tôt.
Reagan avait installé un système qui permettait à des conseillers influents de se livrer à un lobbying très rémunérateur – quitte à se retrouver poursuivis pour trafic d’influence. En dépit des grandes déclarations de l’administration sur « la loi et l’ordre », vers 1990, près de deux cents personnages haut placés de l’ère Reagan avaient été mis en examen. Les conclusions du procureur spécial Lawrence Walsh, selon lesquelles Reagan avait « créé les conditions qui rendaient possibles des délits commis par d’autres » dans le scandale de l’Irangate confirme les manquements généralisés à la déontologie. Son administration a remis en question les normes de sécurité sur les lieux de travail. Il a été à l’origine d’un scandale sur les fonds de pension qui a coûté aux contribuables américains pas loin de 1 000 milliards de dollars. Il a essayé de réduire au silence la Commission des droits civiques, et son gouvernement a fait la guerre à la discrimination positive tout en cherchant à exonérer d’impôts des écoles privées qui, elles, pratiquaient la discrimination raciale.

Reagan pouvait, parfois, faire une croix sur l’idéologie lorsque la réalité l’exigeait. Lorsqu’il a été averti que Mikhaïl Gorbatchev était un faux frère qui avait un plan secret pour détruire les États-Unis, il a mis de côté son dogmatisme de droite et négocié avec le leader soviétique. Et lorsque ses baisses d’impôt ont creusé d’énormes déficits, il a pris des mesures ponctuelles pour arrêter l’hémorragie fiscale. Mais ces moments de lucidité étaient perdus dans un aveuglement général qui donnait à penser qu’il n’avait guère de contacts avec la réalité. Il paraissait souvent vivre dans son monde à lui, avec le Reader’s Digest comme seule source d’information.
Mais il a remporté haut la main deux élections présidentielles et s’est acquis, sur plusieurs décennies, une masse de fervents admirateurs qui veulent aujourd’hui graver son nom et son image sur des billets, des bâtiments publics et des monuments aux quatre coins des États-Unis. Il a fait l’admiration générale en affichant autour de ses idées un optimisme qui faisait défaut à la plupart des politiciens de droite qui l’ont précédé. Les électeurs, même s’ils n’aimaient pas beaucoup ses idées, l’aimaient bien, lui, parce qu’il les avait persuadés qu’il y croyait et qu’il avait une noble vision de l’Amérique.
Un jour, sa langue a fourché et il a dit « les faits sont stupides » quand ils voulait dire « les faits sont têtus ». Nous espérons qu’ils le sont et qu’ils survivront à l’hagiographie en cours. Il a peut-être été, comme le répètent les collectionneurs de clichés, un « grand Américain ». Mais sa présidence n’a rien eu de grand. Elle a étalé ce qu’il y a de pire dans la vie publique de notre pays : la cupidité, l’arrogance, le mépris et l’hypocrisie. Cet héritage Reagan, malheureusement, survit à son éponyme. Pis, il s’est réincarné dans le fils de son vice-président.

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