Le pays où « l’informel » est roi
Près de la moitié des importateurs recensés échappent à tout contrôle bancaire ou fiscal. Le gouvernement paraît enfin résolu à réagir.
Ain Mlila, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Constantine. De part et d’autre du boulevard qui traverse la ville se dressent de somptueuses maisons de style baroque, dont le luxe contraste avec le dénuement du pays profond. Leur prix doit avoisiner le million de dollars… Dans un café, un voyageur confie à haute voix à son compagnon : « On n’arrête pas de spéculer sur les problèmes de Bouteflika avec les généraux. En fait, ses principaux ennemis, ce sont ces gens-là. » Ces gens-là ? Les importateurs, ces barons de l’économie informelle qui jouent aujourd’hui un rôle primordial dans la politique et l’économie locales. Ils font et défont les élus, provoquent des émeutes dès qu’on s’attaque à leurs intérêts et, plus grave, constituent une sérieuse menace pour le secteur productif national. Selon une étude de l’économiste Abderrahmane Mebtoul citée dans un rapport du Conseil national économique et social (CNES), un organisme consultatif qui ne ménage généralement pas ses critiques au gouvernement, l’économie informelle draine plus de 40 % de la masse monétaire. Et l’évasion fiscale prive annuellement le Trésor public de 50 milliards de dinars (près de 600 millions d’euros), soit l’équivalent du budget de la santé publique.
À lui seul, le développement ne constitue pas un rempart infranchissable contre ce genre d’activités prédatrices, souvent de type mafieux, avec ses réseaux clandestins d’approvisionnement et d’écoulement, ses liens avec le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Il y a deux ans, le général Mohamed Lamari, chef d’état-major de l’armée, avait révélé l’existence d’une sorte de taxe « djihadiste » versée par les opérateurs économiques locaux, le plus souvent des importateurs, aux Groupes islamiques armés (GIA) et/ou au Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC). Le montant de cette dîme s’élèverait, dans certains cas, à 5 millions de dinars par mois.
Le secteur informel trouve pourtant quelques défenseurs au sein de l’élite. On lui reconnaît des vertus. « Il emploie plus de 1,3 million de personnes, explique un universitaire, soit 17,2 % de la population active. Autant que l’agriculture ! Il a largement contribué à amortir le choc du Programme d’ajustement structurel mis en oeuvre dans les années 1990, avec son cortège de licenciements dans les entreprises publiques. Aujourd’hui, la croissance de l’emploi dans l’informel est, en moyenne, de 8 % par an. Soit deux fois plus que dans le reste de l’économie. »
En fait, il convient de distinguer deux catégories de commerce informel. La première est dite « de subsistance ». C’est le trabendo, la petite contrebande. Le chiffre d’affaires du « trabendiste » est fonction de la taille et du nombre des valises qu’il parvient à ramener de Marseille, Istanbul, Dubaï ou Hong Kong. Il écoule ses marchandises en famille, avec ses copains ou ses cousins, dans les bazars qui ont fleuri à travers tout le pays. Pendant les « années de braise », au temps des massacres de masse, de l’asphyxie économique et de l’envolée du chômage, ce type d’activité avait permis de pallier la faillite des pouvoirs publics. Mais ses vertus sont aujourd’hui largement contrebalancées par ses vices. La multiplication des bazars en tout genre constitue une très sérieuse menace pour la production industrielle locale, notamment dans le domaine du textile et des produits manufacturés.
La seconde catégorie, c’est la criminalité organisée. Selon Abdelatif Benachenhou, le ministre de l’Économie et des Finances, 15 000 des 35 000 importateurs recensés exercent leur activité sous des prête-noms divers, par le biais de registres de commerces… loués. La libéralisation du commerce extérieur engagée à la fin des années 1980, le libre accès à la devise nationale et l’assouplissement des formalités douanières ont contribué à donner un coup de fouet au commerce de gros. Après trente ans de socialisme « scientifique » et de monopole d’État, il existe aujourd’hui dans le secteur trois fois plus d’opérateurs privés que d’entreprises publiques. Impossible de chiffrer avec précision le volume de leurs importations illicites, mais celui-ci doit sans nul doute être évalué en milliers de conteneurs et en dizaines de navires de fort tonnage. Les importateurs disposent de réseaux extérieurs rompus à l’usage des fausses factures et commercialisent fréquemment des produits contrefaits. Bien entendu, ils bénéficient de complicités dans les services des douanes et l’administration locale. On est loin, très loin des valises du petit trabendiste…
Il va de soi que le secteur formel pâtit considérablement de cette concurrence déloyale – pour user d’un euphémisme. Une grande entreprise publique s’est plainte récemment de la présence dans les bazars de produits portant son label (certifié ISO 2000), mais fabriqués en… Chine. Autre exemple : un grand groupe industriel européen a investi près de 500 millions d’euros dans une usine de pneumatiques. Il a créé près de cinq cents emplois directs et des milliers d’autres indirects. Malheureusement, cette production de qualité est concurrencée par des produits importés de Corée du Sud, de moindre qualité mais beaucoup moins chers. La taille du marché et la forte demande pour ce type de produit permettent au groupe en question de s’assurer une marge bénéficiaire confortable, mais pour combien de temps ? À moyen terme, il pourra difficilement résister à la politique des prix pratiquée par ces importateurs.
Pourquoi un produit importé est-il moins cher qu’un produit fabriqué localement, alors que des mesures incitatives ont été mises en place en faveur de l’investissement industriel et que le coût de la main-d’oeuvre locale reste fort modeste ? À la vérité, tout cela paraît bien dérisoire comparé au montant des taxes impayées par les importateurs. Et à la faiblesse des coûts de fabrication de la « camelote » qu’ils écoulent. D’autant que les entreprises publiques, confrontées à une crise de trésorerie permanente, s’approvisionnent volontiers auprès des importateurs. Et que leurs dirigeants ne sont pas toujours insensibles à l’attrait de la chipa, terme qui tend à supplanter celui de bakchich.
Paradoxalement, l’aisance financière dont bénéficie actuellement l’Algérie (près de 40 milliards de dollars de réserves de change attendus à la fin de l’exercice 2004) élargit encore les perspectives de développement du secteur informel. Selon un sondage réalisé par le Centre national d’étude d’économie appliquée (Ceneap) sur un échantillon de 562 entreprises publiques et privées et de 54 investisseurs étrangers potentiels, il apparaît que la concurrence de l’informel constitue, par ordre d’importance, le deuxième handicap (28,2 %) dont souffre l’investissement direct étranger – le premier étant l’accès au (et le coût du) crédit.
On comprend donc que le Premier ministre Ahmed Ouyahia ait annoncé une batterie de mesures législatives destinées à lutter contre ce fléau, qui risque de compliquer singulièrement la ratification de l’accord d’association avec l’Union européenne et le projet d’adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Le gouvernement va donc mettre en place des structures de contrôle de l’activité commerciale, instituer des sanctions plus sévères pour les délits de fausse facturation et de location de registres de commerce. Dans le discours qu’il a prononcé le 13 juin lors de la 24e session du CNES, Ouyahia a assimilé le combat contre l’économie informelle à la lutte antiterroriste. Tous ceux qui, il n’y a pas si longtemps, rêvaient d’une amnistie fiscale en seront pour leurs frais.
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