La nouvelle donne

Minée par la guérilla islamiste, marginalisée diplomatiquement depuis le 11 septembre 2001, l’Arabie saoudite a vu son leadership dans la Péninsule s’émousser. Pour le plus grand profit des petites pétromonarchies voisines.

Publié le 21 juin 2004 Lecture : 8 minutes.

L’axe Riyad-Washington a-t-il fait son temps ? On n’est plus très loin de le penser dans les milieux dirigeants américains. Jadis allié le plus sûr des États-Unis dans le Golfe, l’Arabie saoudite n’inspire plus que méfiance et inquiétude. Chaque semaine, des policiers et des Américains y sont pris pour cible par des combattants d’el-Qaïda. Depuis les attentats du 11 septembre 2001 – qui ont impliqué quinze kamikazes originaires du royaume et qui ont fait éclater au grand jour les ambiguïtés du wahhabisme -, les relations entre les deux pays ont du plomb dans l’aile. Sommées de donner des gages de bonne conduite et de se réformer, les autorités saoudiennes se retrouvent aujourd’hui prises en étau entre un protecteur américain devenu terriblement suspicieux et exigeant, et une guérilla intérieure toujours plus virulente. La multiplication des attaques laisse planer de sérieux doutes sur la capacité du régime à endiguer la montée de l’islam radical. Les observateurs les plus pessimistes évoquent déjà sinon un effondrement pur et simple de la monarchie, du moins un scénario « à l’algérienne ». Une chose est sûre, la donne régionale change à grande vitesse, au détriment des Saoudiens et au bénéfice des autres pétromonarchies du Golfe : le Qatar, Bahreïn, les Émirats arabes unis et, dans une moindre mesure, le sultanat d’Oman.
Le déroulement de la guerre d’Irak fournit une illustration parlante de ce phénomène. Contrairement à l’épisode précédent – la « guerre de libération du Koweït » -, où l’Arabie saoudite avait servi de base et de quartier général aux troupes de la coalition emmenée par les États-Unis de Bush père, l’attaque a été cette fois planifiée et orchestrée à partir des principautés du Golfe. Qatar a abrité le centre de commandement ; Bahreïn a servi de port d’attache et de siège à la 5e flotte ; Koweït s’est transformé en pays-garnison : c’est à partir de son territoire qu’a été lancée l’attaque terrestre ; enfin, Oman a servi de terrain d’entraînement pour les 4 000 hommes des forces spéciales US, et la base de Massirah a été utilisée par les avions-cargos ravitailleurs. Le royaume des Saoud a joué un rôle mineur dans le dispositif guerrier, qui s’est limité à la fourniture de facilités logistiques à l’aviation américaine. Il est vrai qu’en 1990-1991 l’occupation sacrilège par les « armées croisées » d’une partie du territoire où se trouvent les Lieux saints de l’islam avait traumatisé les milieux fondamentalistes, avec les conséquences que l’on sait. Aujourd’hui, le rôle dominant de l’Arabie saoudite dans la région et son statut de partenaire stratégique de Washington dans le Golfe sont sérieusement contestés par le minuscule émirat du Qatar. « L’élite qatarie, écrit la chercheuse Olfa Lamloum dans Irak, les médias en guerre [éditions Sindbad Actes Sud, Paris, novembre 2003], a été l’une des premières dans la région à tirer les leçons de la guerre de 1991 et [par la suite] à profiter de la fragilisation de l’alliance entre l’Arabie saoudite et les États-Unis […] pour se profiler comme la meilleure alternative au wahhabisme. »
L’OPA qatarie débute en juin 1995, au moment du renversement de l’émir Cheikh Hamad Ibn Khalifa Al Thani par son fils, Cheikh Hamad Ibn Jassim Al Thani, un renversement bien accueilli à Washington puisque les États-Unis ont été le premier pays à reconnaître le nouveau pouvoir. Le jeune dirigeant, âgé d’une quarantaine d’années, militaire de formation, va rapidement faire montre d’un remarquable sens politique. L’une de ses premières décisions sera de créer la chaîne arabe d’information en continu Al-Jazira, en donnant carte blanche à sa rédaction, à la condition de ne pas égratigner le Qatar. Une pierre dans le jardin de l’Arabie saoudite, car, contrairement à la chaîne MBC, par elle financée, Al-Jazira ne s’est pas privée de dire tout le mal qu’elle pensait de pratiquement tous les régimes arabes, et de la politique américaine dans la région. L’arrivée d’Al-Jazira a permis de faire monter la cote d’amour de l’émirat du Qatar dans le monde arabe, ce qui était un des buts de la manoeuvre. Les réactions enthousiastes de la quasi-totalité des opinions arabes à l’annonce de l’annexion du Koweït par l’Irak en août 1990 ont montré l’étendue du déficit de légitimité des pétromonarchies du Golfe. Si la mésaventure koweïtienne était arrivée à n’importe lequel des autres émirats, les réactions auraient sans doute été similaires. Mais aujourd’hui, parce qu’il apparaît maintenant d’abord comme le garant de l’indépendance d’Al-Jazira, plus personne, de Nouakchott à Sanaa, ne songe un instant à remettre en question le droit à l’existence de l’émirat du Qatar. Cheikh Hamad a multiplié les coups d’éclat pour se construire une stature sur la scène arabe. Ainsi, au cours de son premier voyage officiel aux États-Unis, sous la présidence de Clinton, a-t-il invité son homologue américain à renouer des relations diplomatiques avec Téhéran ! Ensuite, il a multiplié les critiques – policées – de la politique américaine à l’égard de l’Irak et de l’Iran. Ces « excentricités » sans conséquences ont renforcé l’idée d’une exception qatarie, et écorné un peu plus au passage – ce qui était là aussi le but de la manoeuvre – le prestige déjà terni de l’Arabie. Au moment où débutaient les préparatifs de la guerre d’Irak, l’émir du Qatar, décidément très opportuniste, a immédiatement proposé aux Américains d’installer leur QG opérationnel dans la base d’Al-Udaïd. « L’effet Al-Jazira, poursuit Olfa Lamloum, agit comme un voile qui estompe [aux yeux de l’opinion arabe] l’alliance stratégique de l’émirat avec les États-Unis […]. Et le récit de la guerre par Al-Jazira fait oublier le rôle central du pays qui abrite la chaîne de télévision dans la mobilisation et le déploiement de la logistique militaire américano-britannique. »
Toujours dans le souci de se démarquer d’une Arabie saoudite prisonnière de ses archaïsmes et du caractère féodal de son système, les autres États de la Péninsule ont engagé, à des degrés divers, un vaste train de réformes politiques. Bahreïn, qui venait pourtant de traverser une période de guerre civile larvée (1994-1999), s’est transformé, sous l’impulsion de son nouvel émir, en un régime quasi démocratique, régi par un suffrage universel étendu aux femmes. À cet égard, il est bon de rappeler qu’au milieu des années 1970, du temps de sa toute-puissance, l’Arabie saoudite avait activement contribué à faire avorter les expériences parlementaires tentées par ses voisins koweïtien et bahreïni. Les autorités koweïtiennes, liées par la promesse faite en exil par l’émir Cheikh Jaber, ont été obligées d’organiser, dès 1992, des élections législatives. En 1999, le Qatar a tenu des municipales au suffrage universel, où les femmes ont été autorisées à voter et à se porter candidates. En avril 2003, il s’est doté d’une Constitution. Qabous, le taciturne sultan d’Oman, s’est lui aussi signalé en élargissant la participation électorale, et en nommant des femmes au gouvernement et dans les ambassades. Aux Émirats, le processus est plus timide, même si Cheikh Zayed a fait savoir qu’il n’était pas opposé à une plus grande consultation des citoyens dans les affaires municipales. Bahreïn, qui est allé le plus loin dans les réformes, est aujourd’hui considéré en Occident, comme l’un des meilleurs élèves de la classe arabe, avec le Maroc et la Jordanie.
Cheikh Hamad Ibn Issa Al Khalifa, qui règne sur un minuscule territoire de 670 km2 pour 500 000 habitants, n’a pas tardé à toucher les dividendes diplomatiques de son coup d’éclat. Il a été convié le 9 juin au sommet du G8 de Sea Island, pour discuter avec les grands de ce monde des réformes à entreprendre dans les pays du Grand Moyen-Orient. Au grand dam des Saoudiens, qui ont préféré décliner l’invitation pour exprimer leurs réticences face à un projet qu’ils jugent irréaliste et dangereux.
Enfin, dans le domaine de l’économie, des affaires et des opérations de prestige, choses intimement liées dans la région, les anciens vassaux de l’Arabie saoudite ont là encore marqué des points au détriment de leur grand voisin. Même si Doha a abrité, en 2001, la conférence ministérielle de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), dont l’Arabie n’est toujours pas membre, et même si Bahreïn vient d’inaugurer en grande pompe un circuit de Formule 1, cette fois, ce sont les EAU, et en particulier Dubaï, qui mènent la danse. Paradis high-tech, Singapour du Moyen-Orient, capitale mondiale du shopping et des soldes, nouvelle destination touristique à la mode, ce petit émirat fondé en 1833 par les princes de la tribu des Al Maktoum apparaît aujourd’hui comme un condensé de modernité et de réussite. Il a profité de toutes les crises qui ont secoué la région, depuis le premier choc pétrolier – déclenché en octobre 1973 à l’initiative de Cheikh Zayed, président de la fédération des EAU – jusqu’à la troisième guerre du Golfe, en passant par la Révolution iranienne. C’est une oasis de tolérance, où la consommation d’alcool est autorisée pour les non-musulmans et où la liberté vestimentaire est de mise. Le pétrole y représente à peine 6 % du PIB, estimé à 17,5 milliards de dollars à la fin de 2001. L’économie de Dubaï, malgré une population guère supérieure à 1 million, est un exemple de diversification. Avec 5 millions de visiteurs recensés en 2003, Dubaï accueille déjà plus de touristes que l’Égypte, et veut atteindre la barre des 15 millions d’ici à 2010. Enfin, pour attirer les grosses fortunes et les stars de la jet-set, les émirs de Dubaï se sont lancés dans la construction de trois îles artificielles qui seront visibles depuis la Lune, deux en forme de palmier, Jumeirah et Jebel Ali, et une troisième en forme de planisphère, The World. Ce projet, colossal, représentera un investissement global proche de la dizaine de milliards de dollars. Mais tous les lots se sont arrachés. Si David et Victoria Beckham, le couple le plus célèbre de Grande-Bretagne, ont été parmi les premiers à acquérir des terrains, le gros des acheteurs est constitué de familles… saoudiennes, attirées par les possibilités de villégiature et la douceur de vivre qui règne à Dubaï !
Sans s’être complètement inversé, le rapport de forces entre l’Arabie saoudite et ses voisins du Golfe s’est largement rééquilibré au profit de ces derniers. À des degrés et des titres divers, le Qatar, Bahreïn et les Émirats incarnent aujourd’hui une certaine modernité arabe, et exercent un pouvoir de fascination, notamment dans le cas de Dubaï, qui dépasse largement les frontières de la Péninsule. Après s’être émancipées de la pesante tutelle de Riyad, ils tendent maintenant, et de plus en plus, à s’ériger en contre-modèle, synonyme d’ambition, de réussite et de confiance en l’avenir. L’Arabie saoudite, elle, n’en finit pas de payer la facture de guerre de 1991 contre l’Irak et s’enfonce chaque jour un peu plus dans la crise économique. En 2003, son déficit budgétaire atteignait 10,4 milliards de dollars.

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