La lumière est à l’Est

Publié le 21 juin 2004 Lecture : 4 minutes.

Je m’étais engagé la semaine dernière, ici, à parler avec vous du lien entre démocratie et pauvreté, avec pour exemple – stimulant – à suivre et à méditer celui de l’Asie.
L’Asie dont je voudrais que nous parlions n’inclut pas, malheureusement pour lui, ce Moyen-Orient dont s’occupent en ce moment Bush et Sharon, pour le coloniser parce qu’il leur paraît « colonisable ». Même si l’on ne compte pas le Japon, dont la marche vers le développement a commencé il y a un siècle et demi, l’Asie dont je veux vous parler rassemble, autour de la Chine et de l’Inde, une bonne dizaine d’autres pays peuplés en tout de plus de 3 milliards d’êtres humains, soit la moitié de l’humanité, dont, notez-le, près de 40 % des musulmans de la planète.
Cette Asie-là, partie pour faire sien le nouveau siècle qui commence, est en train de vaincre la pauvreté et l’analphabétisme, de les faire reculer en tout cas, et, simultanément, d’accéder à la démocratie : une démocratie authentique tout en étant différente de celle pratiquée en Europe et en Amérique.

La pauvreté : jusqu’au milieu du XXe siècle, « son » continent était l’Asie.
Souvenez-vous : au début des années 1950, la Chine et l’Inde étaient encore des pays minés par la famine, la mortalité infantile et l’analphabétisme.
Le tournant a été pris avec le dernier quart du XXe siècle, il y a donc une trentaine d’années seulement : en une génération, le taux de pauvreté est tombé de 40 % de la population totale à près de 20 %, libérant plus d’un demi-milliard d’êtres humains de cette condition abjecte.
Ce sont la croissance économique et l’éducation, avec l’intégration dans l’économie mondiale, qui ont rendu possible cet extraordinaire progrès : aucune autre partie du monde, à aucun moment de l’Histoire, n’a réalisé une telle performance en si peu de temps.
Pendant que l’Asie accomplissait ce tour de force, l’Amérique latine stagnait et l’Afrique, elle, dans sa partie subsaharienne, reculait, puisqu’elle compte en 2004 plus de pauvres – 150 millions de plus – qu’il y a trente ans. En 1980, un pauvre sur dix dans le monde était africain ; en 2004, un sur trois !
Ce recul, les Africains en sont responsables, mais seulement en partie : l’Afrique subsaharienne, dont l’économie est encore agricole pour l’essentiel, voit en effet la route du progrès économique bloquée devant elle par le « dumping » criminel maintenu contre vents et marées par l’Europe et les États-Unis notamment. Ces pays, qui prétendent aider les pays pauvres d’Afrique à se développer, les empêchent en réalité de le faire en s’obstinant à subventionner les exportations de leurs produits agricoles à raison de 1 milliard de dollars par jour.
Et l’Asie n’a échappé à cette « punition » qu’en se jetant à corps perdu dans l’éducation et l’industrialisation.

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La démocratie : cette même Asie, en train de se libérer des griffes de la pauvreté grâce au labeur et à l’inventivité de ses habitants, double son miracle socio-économique par un miracle politique.
À l’exception notable du gros morceau que constituent l’immense Chine et quelques petits poissons (Corée du Nord, Indochine, Birmanie), l’Asie a cessé, au cours des vingt-cinq dernières années, de vivre sous la dictature d’un homme ou d’un parti. Elle a embrassé et pratiqué les grands principes de la démocratie universelle : élections libres, pluralistes et transparentes se concluant par des résultats incontestés ; presse libre et prospère ; justice indépendante et respectée ; minorités bénéficiant de tous les droits de l’homme.
En cette année 2004, qui n’en est qu’à sa moitié, de Taiwan à l’Indonésie, de la Corée du Sud aux Philippines, de la Malaisie au Sri Lanka, de l’Inde au Japon, plus d’un milliard d’Asiatiques en âge de voter ont élu leurs Parlements ou leurs présidents, les faisant bénéficier d’une indiscutable légitimité.
Lorsque la Chine, les trois pays d’Indochine (Vietnam, Laos, Cambodge), la Corée du Nord et la Birmanie accéderont à la démocratie – ce sera chose faite dans les vingt ans -, l’Asie comptera un milliard d’électeurs-décideurs de plus.

Mais d’ores et déjà, grâce à cet avènement, notre planète n’est plus la même. C’est Samuel Huntington lui-même, cet annonciateur du « choc des civilisations », qui en prévient les tout-puissants d’hier : « Il faut être réaliste : l’Occident ne domine plus le monde. La civilisation musulmane, en particulier, constitue un bloc idéologique qui force l’Occident à abandonner toute prétention à l’universalisme.
« Nous devons reconnaître que des grandes civilisations comme la Chine ou le monde arabo-musulman accèdent au devant de la scène sans partager nos valeurs, qu’elles se développent et se renforcent à leur propre rythme et selon leurs propres orientations. Leur imposer un changement de régime n’est ni souhaitable ni possible. Notre marge de manoeuvre et notre intérêt consistent plutôt à miser dans ces pays sur l’évolution progressive des élites en place. »

Je souscris à cette analyse, bien sûr, et j’y ajoute trois observations, qui me sont personnelles et que je soumets à votre réflexion.
Cette Asie qui tire vers elle le centre de gravité de la planète :
– Hors le Pakistan, qui n’en fait pas partie, elle compte près d’un demi-milliard de musulmans, soit près de 40 % des adeptes de cette religion. Ces musulmans-là sont mieux éduqués et plus prospères que les autres ; ils ont goûté à la démocratie et la pratiquent en même temps que l’islam.
Comme en Turquie, ils conjuguent religion et… laïcité.
– Il n’y a presque pas de juifs dans cette Asie de 2004 et, d’ailleurs, il n’y en a pas eu davantage au cours du XXe siècle. Si c’est dans cette partie du monde que l’Histoire va se faire, la diaspora juive et l’État d’Israël ne seront pas aux premières loges : ils souffriront d’être, pour la première fois de leur Histoire, absents de « là où ça se passe » ;
– Cette Asie du XXIe siècle parle ses langues nationales. Et l’anglais.
Cela ne laisse à la langue française et à la Francophonie que quelques rochers auxquels s’agripper – et un combat d’arrière-garde à mener.

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