Enquête sur un mensonge d’État

Publié le 21 juin 2004 Lecture : 6 minutes.

D’un côté, la solidité d’une enquête. De l’autre, la parole d’un homme. Le 16 juin, la commission indépendante chargée de faire la lumière sur les attentats du 11 septembre 2001 a publié deux rapports provisoires qui, à cinq mois de la présidentielle, ne sont pas les bienvenus pour George W. Bush.
« Nous n’avons pas de preuve crédible que l’Irak et el-Qaïda aient coopéré dans les attaques contre les États-Unis », est-il écrit dans l’un d’eux, intitulé « Overview of the Enemy » (« Aperçu de l’ennemi »).
Après les armes de destruction massive qui avaient servi de prétexte à la guerre en Irak et dont l’existence n’a jamais pu être établie, voilà le deuxième argument du président qui s’effondre. Persuadé que le meilleur moyen de ne pas être pris en flagrant délit de mensonge est de ne jamais se contredire, Bush s’est empressé de déclarer le 17 juin : « La raison pour laquelle je continue à affirmer qu’il y avait des relations entre l’Irak, Saddam Hussein et el-Qaïda est qu’il y avait des relations entre l’Irak et el-Qaïda. »
Face aux déclarations de ce virtuose de la tautologie, il y a le travail des dix membres de la commission – cinq démocrates et cinq républicains -, aidés par un personnel qu’ils ont eux-mêmes recruté pour analyser les deux millions de documents et le millier d’interviews réalisées dans une dizaine de pays. En un an et demi, seize prérapports ont ainsi été rendus publics. Un rapport définitif est attendu pour la fin de juillet. Il ne reprendra pas nécessairement toutes les conclusions intermédiaires, mais il y a fort à parier que les sujets les plus brûlants feront leur réapparition…
Parmi eux, l’absence de lien entre l’organisation de Ben Laden et le régime de Saddam, les graves carences des services de renseignements américains et le piteux état des systèmes de protection du territoire en vigueur au moment des attaques. Autant de faits déjà corroborés par les deux prérapports du 16 juin.
Ben Laden et Saddam, d’abord.
« Overview of the Enemy » confirme qu’il y a eu des contacts entre le chef d’el-Qaïda et le raïs. « Ben Laden a testé la possibilité d’une coopération avec l’Irak pendant son séjour au Soudan, malgré son opposition au régime laïc de Saddam, est-il précisé. Un haut responsable du renseignement irakien se serait rendu à trois reprises » dans ce pays pour rencontrer Ben Laden, en 1994. Celui-ci aurait demandé un emplacement pour ses camps d’entraînement et une aide pour se procurer des armes. En vain : « l’Irak n’a apparemment jamais donné suite. »
La commission ne croit pas davantage à la réalité d’un rendez-vous entre Mohamed Atta, le chef du commando terroriste du 11 septembre, et un responsable des services secrets irakiens, qui aurait eu lieu à Prague.
Reste le cas d’Abou Moussab el-Zarqaoui, dont Bush a beau jeu de rappeler qu’il était installé dans le nord de l’Irak avant le déclenchement de la guerre. C’est oublier que le camp d’entraînement de ce proche de Ben Laden, chef du groupe Ansar el-Islam, se situait dans une zone qui échappait au contrôle de Saddam…
La relation du complot du 11 septembre, ensuite, ne rend que plus patentes les carences des services de renseignements.
Le second rapport de la commission indépendante constitue en effet à ce jour le récit le plus complet de la genèse et de la préparation des attentats. Certes, toutes les dépositions des membres d’el-Qaïda n’ont pu être vérifiées, précisent les enquêteurs. Et pour cause : on ignore les conditions dans lesquelles elles ont été recueillies, que ce soit à Guantánamo ou en Afghanistan. Mais l’un des principaux informateurs n’est autre que Khaled Cheikh Mohamed, le « cerveau » des attentats, capturé il y a un an au Pakistan.
Trois éléments se dégagent de ce texte : le complot devait être plus vaste qu’il ne l’a été ; la chronologie des faits est mieux reconstituée ; enfin, Ben Laden a pris une part plus directe qu’on ne le pensait dans la conduite des opérations.
C’est Khaled Cheikh Mohamed, un Koweïtien, qui semble avoir eu l’idée des attaques. Ce « vétéran djihadiste » n’en était pas à sa première tentative. En 1993, lorsque son neveu, Ramzi Youssef, commet un attentat contre le World Trade Center, il le finance en partie, puis fuit aux Philippines avec lui. Tous deux participent alors à l’opération « Boninka ». Objectif : détourner douze vols commerciaux américains et les faire exploser au-dessus du Pacifique. Les autorités philippines déjouent le plan, mais Cheikh Mohamed n’abandonne pas.
À la mi-1996, il rejoint Ben Laden en Afghanistan et lui présente plusieurs plans d’attaque contre les États-Unis. La réunion qui se tient au début 1999 à Kandahar sera décisive : Ben Laden décide d’apporter son soutien total à ce projet. Cheikh Mohamed et lui définissent une première liste de cibles : elles incluent le Pentagone et la Maison Blanche (à la demande de Ben Laden). Cheikh Mohamed a une préférence pour le Capitole et le World Trade Center. Souvenirs, souvenirs…
Des correctifs seront apportés à ce plan. Les terroristes renoncent à la Maison Blanche (le bâtiment n’est pas assez haut et il est particulièrement protégé). Surtout, Ben Laden modère les élans de Cheikh Mohamed, qui songe à utiliser dix avions et à frapper de toutes parts (les sièges du FBI et de la CIA, des centrales nucléaires, des hauts buildings en Californie et dans l’État de Washington…). Il s’exalte au point de s’imaginer à bord du dixième avion, et de rêver de tuer, dans une apothéose sanglante, tous les passagers à l’exception des femmes et des enfants avant de prononcer un discours dénonçant la politique américaine au Proche-Orient. Ben Laden l’en dissuade.
Le pragmatique Saoudien est, en revanche, très pressé. Il fournit des hommes pour les opérations suicide. Cheikh Mohamed leur apprend des rudiments d’anglais, comment faire des réservations de voyage, surfer sur Internet et coder des communications. Ils prennent des leçons de pilotage, rejoints par des hommes plus expérimentés. Parmi eux, Mohamed Atta. C’est à lui que reviendra le choix de la date fatidique : Ben Laden souhaitait que l’attaque ait lieu dès le milieu de l’année 2000, puis insista pour qu’elle coïncide avec la visite d’Ariel Sharon à la Maison Blanche, en juin 2001. Atta jugea que ses hommes n’étaient pas prêts, puis préféra attendre le mois de septembre pour que le Congrès soit en session. Très déterminé, il avait prévu que les avions devraient s’écraser au sol s’ils ne parvenaient pas à atteindre leur cible. Lui-même aurait crashé son appareil dans les rues de New York s’il n’avait pas atteint le World Trade Center.
Les défaillances du système de protection du territoire américain furent telles qu’il n’eut pas à se poser la question. Outre les deux rapports du 16 juin, un tableau de la défense aérienne décrit l’absence de coordination entre deux organismes, l’un civil, l’autre militaire : l’administration fédérale de l’aviation (FAA) et le Commandement de la défense aérienne pour l’Amérique du Nord (Norad), qui, désarçonnés par la nature de l’attaque, ne purent trouver de réponse appropriée. Les contrôleurs aériens mirent plus d’un quart d’heure à prévenir les militaires qu’un premier avion avait été détourné, le vol 77 fut perdu de vue pendant trente-six minutes avant de s’écraser sur le Pentagone, et l’ordre d’intercepter et d’abattre les avions, donné par le vice-président Dick Cheney en liaison avec Bush, intervint trop tard. Les enquêteurs en concluent que « ce qui a suivi fut une tentative de créer dans l’urgence une défense improvisée, par des responsables qui n’avaient jamais été confrontés à une telle situation ni entraînés à y faire face ».
L’on peut aisément comprendre que des erreurs aient été commises devant des attaques d’une telle hardiesse. Mais lorsque la commission sur le 11 septembre révèle la teneur d’une communication téléphonique entre Bush et Cheney, on reste songeur. « On dirait une petite guerre qui commence, là… Nous sommes en guerre. Quelqu’un va payer… », disait alors le président. Une réaction à chaud, viscérale, se transformait en politique.

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