Démocratisation à dose homéopathique

Déverrouillage partiel de l’accès à Internet, esquisse de décrispation politique… Malgré quelques ratés, la libéralisation du régime a-t-elle commencé ?

Publié le 21 juin 2004 Lecture : 5 minutes.

Longtemps, lorsqu’un internaute tunisien tentait de se connecter sur un site Web réputé critique à l’égard du gouvernement tunisien, une mention s’affichait invariablement sur son écran : « Page introuvable. » Ces pratiques sont-elles aujourd’hui révolues ? En partie. Depuis le mois de mai, les sites de plusieurs journaux français, tels Libération ou L’Humanité, et de plusieurs organisations internationales de défense des droits de l’homme – comme Amnesty International, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), Human Rights Watch, la Commission internationale des juristes (CIJ) ou le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) – sont libres d’accès.
Les autorités se sont abstenues de tout commentaire officiel, ce qui est logique : la censure (renforcée, depuis deux ans et demi, grâce au recours à des moyens technologiques plus performants) n’ayant jamais été admise, sa levée ne l’est pas non plus. Mais dans les milieux proches du pouvoir, on confirme que la levée du « filtrage » concerne « plusieurs dizaines de sites ». Autre confirmation : les adresses électroniques gratuites domiciliées auprès de sites étrangers comme Yahoo sont désormais accessibles, ce qui constitue une bonne nouvelle, par exemple, pour les hommes d’affaires en visite en Tunisie : ils pourront désormais communiquer avec le monde extérieur.
Le déverrouillage de l’Internet n’est pas un fait isolé. Depuis le début de l’année, plusieurs signes révèlent une volonté d’ouverture des autorités. Al-Mawkef, le journal du Parti démocratique progressiste (PDP, légal) et Attarik al-Jadid, l’organe du Mouvement Attajdid, ont retrouvé une régularité de parution et une liberté de ton sans précédent. Les militants des droits de l’homme ne rencontrent plus de difficultés pour se rendre à l’étranger et de nombreux exilés politiques volontaires sont rentrés discrètement au pays. C’est notamment le cas de Khemais Chamari, un vétéran de la lutte pour les droits de l’homme. Créateur et animateur d’al-Hiwar [Dialogue], un programme de télévision critique à l’égard du pouvoir (diffusé chaque mardi soir, par satellite, à partir de Paris), Tahar Belhassine se rend pour sa part fréquemment dans la capitale tunisienne. Enfin, les dirigeants des partis d’opposition sont désormais libres de tenir des conférences de presse. L’ennui est qu’il n’est pas toujours facile de trouver une salle disponible. Et que les médias, toujours contrôlés, directement ou non, par le pouvoir, se gardent bien d’en rendre compte.
La nomination par le président Zine el-Abidine Ben Ali, au mois de mars, de Tarek Bennour au poste de haut inspecteur des forces de sécurité et de la douane (la « police des polices ») a renforcé ce climat de décrispation. Selon Hedi M’henni, le ministre de l’Intérieur, cette décision vise à « renforcer le dispositif des droits de l’homme ». C’est que Bennour n’est pas un fonctionnaire comme les autres. Magistrat indépendant connu pour ses idées progressistes (il présida naguère l’Association des magistrats tunisiens), il dispose d’une crédibilité qui devrait lui permettre de traquer efficacement les abus de pouvoir. À condition, bien sûr, qu’on lui en donne les moyes. Autre mesure annoncée, cette fois, par Bechir Tekkari, le ministre de la Justice : l’autorisation donnée à la Croix-Rouge internationale et au Croissant-Rouge de visiter les prisons tunisiennes.
La « libération » d’Internet a cependant ses limites, certaines parfaitement justifiables, d’autres beaucoup moins. Dans tous les pays du monde, le réseau est en effet surveillé de près par les spécialistes de la lutte contre le terrorisme et le crime organisé. Et la Tunisie ne fait pas exception à la règle. D’autres pays s’efforcent de traquer les mouvements fondamentalistes musulmans, qu’ils assimilent à des organisations terroristes. C’est encore une fois le cas de la Tunisie, qui continue de bloquer certains sites « subversifs » à l’étranger. Cinq jeunes du village de Zarzis et leur professeur l’ont appris à leurs dépens. En février 2003, ils avaient téléchargé des modes d’emploi d’explosifs sur un site « suspect ». Ils ont été repérés et condamnés, le 6 avril dernier, à des peines de dix-neuf ans et trois mois d’emprisonnement. Trois autres de leurs camarades ont été condamnés par contumace à des peines allant jusqu’à vingt-six ans.
On comprend moins, en revanche, pourquoi le site de Reporters sans frontières (RSF) demeure inaccessible, alors que ceux d’autres associations non moins critiques à l’égard des autorités ont été « libérés ». Pour leur défense, les responsables tunisiens expliquent que leurs relations avec RSF ont pris un tour d’extrême animosité, voire un caractère personnel, difficilement surmontable. On se souvient qu’en 2001, l’association avait lancé un appel au boycottage des stations balnéaires tunisiennes… Reste à justifier le blocage persistant de sites informatifs comme Tunisnews, qu’anime un groupe d’exilés. Le plus souvent, celui-ci reprend en effet des informations publiées ailleurs, sur des sites aujourd’hui accessibles à partir de Tunis.
La décrispation politique laisse elle aussi un goût d’inachevé. Depuis le début du mois, le débat se focalise sur les « limites » de la liberté d’expression et de réunion. Il est vrai que les élections législatives et présidentielle auront lieu dans quatre mois… Les autorités n’ont apparemment pas apprécié la constitution d’une alliance entre deux mouvements d’opposition reconnus – le Parti démocratique progressiste (PDP) et le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL) – et le Parti ouvrier communiste tunisien (POCT), qui ne l’est pas. La publication de communiqués portant la signature de cette formation ne sera, apprend-on, pas tolérée. Et la tenue de réunions publiques auxquelles il serait associé, pas davantage. Rachid Khechana, le rédacteur en chef d’Al-Mawkef, affirme avoir reçu du ministère de l’Intérieur un « avertissement » en ce sens.
Plus inquiétant, les relations des autorités avec la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme (LTDH) ne se sont pas vraiment améliorées. Cette dernière a ainsi été privée, par le biais de divers artifices juridiques, des fonds que lui a alloués l’Union européenne afin de développer ses activités.
Simples incidents de parcours ? Espérons-le. Car les indéniables progrès réalisés ne prendront véritablement un sens – et ne gagneront en crédibilité – que s’ils s’inscrivent dans une accélération d’ensemble du processus de libéralisation. Le contexte national et international plaide en ce sens. Le déverrouillage de l’Internet et la décrispation politique interviennent en effet à la veille de la deuxième phase du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI), qui devrait se tenir à Tunis, en 2005, et visent sans doute à désamorcer les appels au boycottage de la manifestation lancés par une minorité d’activistes. D’autant que les prochaines élections législatives et présidentielle sont censées fournir une première illustration de cette « République de demain » promise par Ben Ali.
Il se trouve enfin que la Tunisie revendique la paternité de la résolution sur les réformes dans le monde arabe adoptée lors du récent Sommet arabe (Tunis, 22-23 mai). Elle n’a donc plus le choix : il lui faut montrer l’exemple. Par ailleurs, quoi qu’il advienne du projet de Grand Moyen-Orient cher à l’administration américaine, la Tunisie a fait le choix stratégique de s’arrimer à l’Union européenne, ce qui, nécessairement, implique une accélération du processus de démocratisation, comme le stipule d’ailleurs l’accord d’association conclu entre les deux parties.

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