De guerre lasse

James Baker, l’envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies, a jeté l’éponge. Faute d’un – improbable – engagement américain, le face-à-face algéro-marocain a encore de beaux jours devant lui !

Publié le 21 juin 2004 Lecture : 5 minutes.

Il est des regrets qui cachent des soulagements. Ainsi en va-t-il de ceux qu’a formulés, du bout des lèvres, le gouvernement marocain au lendemain de la démission, le 11 juin, de James Baker, l’envoyé spécial de Kofi Annan pour le Sahara occidental – et ancien secrétaire d’État américain.
Contrairement aux Algériens et aux Sahraouis du Polisario, dont les hommages rendus à cette occasion n’étaient pas feints, les Marocains dissimulent mal, sous des mots de circonstance, une sorte de « bon débarras » tant leurs relations avec Baker – et au-delà, avec le secrétariat général de l’ONU – ne cessaient, depuis plus d’un an, de se dégrader. Motif : le fameux plan « Baker II » de règlement du conflit saharien, rendu public début 2003, accepté par l’Algérie et par le Polisario puis avalisé par le Conseil de sécurité des Nations unies en juillet, au grand dam du Maroc, qui ne veut plus entendre parler de la perspective d’un référendum d’autodétermination. L’attitude de l’envoyé spécial était jugée à ce point hostile à l’égard du royaume que Mohammed VI s’en était directement ouvert au président George W. Bush lors de sa dernière visite à Washington, en septembre 2003. « Baker est un ami et un ami de mon père, lui avait répondu Bush, je ne peux ni ne veux le désavouer ; aidez-moi et aidez-le en faisant preuve d’imagination. » Neuf mois plus tard, Baker a de lui-même tiré la conclusion logique de sa quasi-rupture avec le Maroc : impossible, dans ces conditions, de continuer à jouer les médiateurs. Après sept ans de navigation à vue dans les dunes.
Au soulagement marocain correspond sans doute celui de l’intéressé lui-même, de plus en plus las d’un dossier aussi inextricable que peu médiatique. Ce grand bourgeois du Texas secret et manipulateur, homme d’influence et d’intrigue, ami de quarante ans de George Bush père, brillant avocat d’affaires dont les clients s’appellent Carlyle ou Halliburton, avait, en mars 1997, accepté de s’investir au Sahara à la demande pressante de Kofi Annan. Résoudre l’un des plus anciens conflits dont ait eu à connaître l’ONU (après celui de Chypre) semblait a priori dans les cordes de « Teflon Jim » – ainsi surnommé parce que tout semblait glisser sur lui sans jamais accrocher -, de surcroît en disponibilité depuis la défaite électorale de George H. Bush.
Rapidement convaincu de la vacuité de ce travail de Sisyphe, Baker ne s’est pourtant occupé du Sahara que par intermittence, se déplaçant peu sur le terrain, recevant les protagonistes chez lui, à Houston, pour des conclaves improductifs, se détachant presque totalement du dossier à partir de la fin 2003, quand Bush fils lui proposa une tâche autrement valorisante que celle de décompter les tribus sahraouies : la restructuration de la dette irakienne. Pour celui qui fut successivement secrétaire au Trésor et secrétaire d’État et qui, en 2001, postula à la présidence de la Banque mondiale, l’affaire était à saisir. À 74 ans, l’ancienne éminence grise de la Maison Blanche n’en pouvait plus de cet ensablement de première classe.
James Addison Baker III a donc jeté l’éponge. Sera-t-il remplacé ? C’est loin d’être sûr, les volontaires ne se bousculant pas au portillon. Certes, s’il ne dispose plus d’un envoyé spécial, Kofi Annan a sur place un représentant spécial, le diplomate péruvien Alvaro de Soto. Mais le fait que nul ou presque ne connaisse son nom est significatif : l’homme est, par nature et par fonction, quasi-invisible. En l’absence de tuteur, pour le meilleur ou pour le pire, le face-à-face algéro-marocain reprend donc ses droits.
Or force est de reconnaître que, sur ce point, le blocage reste total. Même si la France, dont il faut reconnaître qu’elle est plutôt partie prenante dans cette affaire tant elle soutient avec constance la position marocaine, évoque par la voix de Michel Barnier, son ministre des Affaires étrangères, le « rapprochement nécessaire » entre Rabat et Alger ; même si l’Espagne, plus crédible dans le rôle de médiateur, tente de faire jouer la « neutralité active » et l’activisme de Miguel Angel Moratinos – l’homologue de Barnier -, rien ne bouge et tout semble s’annuler. Entre le Maroc de Mohammed VI, pour qui la seule solution réside dans le rattachement définitif du Sahara à la mère patrie, quitte à en discuter les modalités pratiques directement avec son voisin, et l’Algérie de Bouteflika, laquelle s’en tient au plan Baker, ne s’estime qu’indirectement concernée et refuse toute négociation excluant le Polisario, il n’existe, pour l’instant, aucun terrain d’entente.
Seule, en fait, une implication lourde et coercitive des États-Unis au Sahara pourrait, peut-être, faire bouger les choses. Obsédés par la réduction des « zones grises » de la planète où le terrorisme est susceptible de s’abriter et se ressourcer, les Américains ont, depuis quelque temps, défini l’aire sahélo-saharienne comme une région « à risques ». Et d’autant plus volontiers qu’elle est aussi riche en pétrole et en gaz naturel…
Éteindre ce foyer de tension et de dissémination des armes que représentent le Sahara occidental et les camps du Polisario pourrait donc entrer dans les plans des États-Unis, à condition que ces derniers s’y investissent réellement. Comment y parvenir sans léser le Maroc ou l’Algérie, deux alliés d’égale valeur à leurs yeux ? La quadrature du cercle – que Baker n’est pas parvenu à résoudre – est telle que Washington préfère manifestement s’en tenir à une politique de strict équilibre. Après tout, l’essentiel est préservé : nul ne croit à une reprise des hostilités au Sahara, Rabat et Alger respectant parfaitement, à cet égard, les « lignes rouges ». De plus, quelle que soit la profondeur de leurs divergences diplomatiques, les deux pays coopèrent désormais sans états d’âme dans le domaine de la lutte contre le terrorisme et l’islamisme radical. « De ce côté-là, au moins, nous sommes sérieux », nous confiait récemment, à Rabat, l’un des spécialistes du dossier sécuritaire…
À la fin de cette année, cela fera dix ans que la frontière algéro-marocaine reste obstinément fermée. À la fin de la suivante, la crise saharienne aura trente ans. D’ici là, il y a fort à parier qu’aucun sommet de l’Union du Maghreb arabe (UMA) ne se sera tenu. On a les anniversaires qu’on peut. Ainsi va – ou ne va pas – le Maghreb.

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