Comment l’Europe peut rattraper l’Amérique

Dans le match que se livrent les deux grandes puissances économiques, la victoire semble promise à Washington. À moins que…

Publié le 21 juin 2004 Lecture : 5 minutes.

Si George Bush n’en finit plus de s’empêtrer dans le bourbier irakien, force est de constater que sur le plan économique les bonnes nouvelles se succèdent… La croissance américaine est estimée à plus de 4,6 % pour 2004 et plus de 1,2 million d’emplois ont été créés depuis le début de l’année. De l’autre côté de l’Atlantique, le président Jacques Chirac et le chancelier Gerhard Schröder, les deux grands promoteurs de l’Europe, s’attirent les foudres des demandeurs d’emploi dont les rangs grossissent chaque mois (+ 6 % de chômeurs en France en 2003) et ne peuvent que constater la faiblesse de la reprise dans la communauté. Le match que se livrent les deux grandes puissances économiques tourne, une nouvelle fois, à l’avantage de l’Oncle Sam. Si Washington dispose d’une plus grande marge de manoeuvre pour relancer son économie – en laissant notamment courir son déficit et en dévaluant le dollar pour améliorer la compétitivité de ces entreprises -, Bruxelles impose à ses membres de respecter un Pacte de stabilité très contraignant au niveau économique et monétaire. Mais cet argument n’explique pas à lui tout seul la réussite américaine.
« Les États-Unis ont toujours pu compter sur leur marché intérieur unique et la mobilité de la main-d’oeuvre, sur leur leadership dans les techniques de production et de commercialisation de masse, ainsi que sur l’efficacité de la collaboration entre les universités, le gouvernement et l’industrie », expliquait, en janvier 2003, Robert J. Gordon, de l’université de Northwestern, aux États-Unis (Illinois), dans un article de la revue de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) intitulé « Deux siècles de croissance : l’Europe à la poursuite des États-Unis ».
Sans remonter aussi loin, on constate que les pays européens ont connu, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, une forte période de croissance qui leur a permis de combler une partie de leur retard sur l’économie américaine, avant que ce processus ne s’interrompe au cours des années 1990. Pour les spécialistes, la politique sociale et environnementale de l’Europe a beaucoup pesé sur la compétitivité des sociétés lors de la dernière décennie. Et puis les entreprises du Vieux Continent n’ont pas profité avec la même vigueur des nouvelles technologies pour opérer des gains de productivité. Selon Gordon, la recherche en biotechnologie et l’extension des grandes surfaces, les fameuses Big Box, ont également favorisé la croissance américaine des années 1990.
Forts de ces constats et décidés à inverser le processus, les représentants des Quinze se sont retrouvés au sommet de Lisbonne en mars 2000 pour engager des réformes visant à faire de l’Europe l’économie la plus compétitive du monde d’ici à 2010. Quatre ans plus tard, le bilan à presque mi-parcours effectué à Bruxelles, en mars dernier, montre qu’ils sont encore loin du compte. Le taux d’emploi est toujours aussi faible dans la communauté, notamment chez les travailleurs les plus âgés et les femmes, l’assainissement budgétaire connaît des ratés, les réformes structurelles sur les retraites et la santé tardent à se réaliser, et l’innovation n’a pas progressé au rythme désiré. Ce qui se traduit dans les statistiques : le Produit intérieur brut par tête des Européens représente seulement 72 % de celui des Américains…
De nombreuses raisons sont avancées pour expliquer l’écart persistant entre l’économie américaine et européenne. Les lois sociales, en France et en Allemagne, constituent des freins à la croissance. La réduction du temps de travail grève, par exemple, la productivité. En France, en Italie et en Espagne, patronat et syndicat ne font pas bon ménage. Ce qui a le don d’agacer les investisseurs.
Par ailleurs, l’évolution des réglementations européennes comme la réduction des émissions de gaz des industries et autres normes environnementales ont contraint les entreprises à opérer des investissements importants qui pèsent sur leurs résultats. Le gouvernement américain est, pour le moment, beaucoup plus laxiste. Comme sur le contrôle et l’imposition de ses entreprises. Nombre de multinationales ont des antennes dans les paradis fiscaux pour échapper aux impôts sur les bénéfices, une manière d’améliorer leurs résultats.
Mais l’environnement des affaires ne constitue pas la seule raison du retard européen. Pour Pierre Giraud, directeur commercial chez 3M France, filiale de la multinationale américaine qui emploie 71 000 personnes dans plus de soixante pays, l’esprit d’entreprenariat est beaucoup plus développé outre-Atlantique pour des raisons culturelles. « Parler d’argent ou en avoir est un sujet tabou en Europe, alors qu’aux États-Unis c’est une fierté, explique-t-il. Les Américains ont la culture du résultat. On se fixe un objectif et on s’y concentre. En cas d’échec, les sanctions sont souvent lourdes. Dans les entreprises européennes, a contrario, on passe son temps à expliquer pourquoi on n’a pas atteint les objectifs fixés. » Les patrons américains font également preuve de plus de rigueur dans l’organisation et le respect des calendriers : « Quand une décision est prise, elle est appliquée tout de suite », poursuit Pierre Giraud.
Dans la pratique, les Américains sont condamnés à réussir dans leur travail, les lois sociales ne les protégeant pas autant qu’en Europe. Mais c’est aussi un état d’esprit. Aux États-Unis, beaucoup de commerciaux travaillent encore entièrement « à la commission » alors que les vendeurs européens ne cessent d’essayer de sécuriser leurs revenus. Dès l’école, on inculque aux enfants l’envie de gagner, ce qui est loin d’être le cas sur le Vieux Continent.
Reste que l’écart entre l’Europe et le Nouveau Monde n’est pas insurmontable. D’ailleurs, les pays nordiques (Suède, Danemark, Finlande) l’ont comblé. Les niveaux de productivité y sont supérieurs à ceux des États-Unis. Par ailleurs, les dépenses de recherche y sont presque équivalentes ou supérieures, nomment en Finlande et en Suède. Le Royaume-Uni, copie conforme du modèle économique américain, obtient également de meilleurs résultats que les pays d’Europe latine. Des succès que l’on doit à une volonté politique, un environnement économique adapté et aussi, peut-être, à un facteur religieux. « En Europe, les pays latins, catholiques, sont plutôt conservateurs alors que les pays anglo-saxons, protestants, sont plus pragmatiques et tournés vers les résultats », estime Pierre Giraud.
Cette manière d’appréhender la vie, qui doit être orientée vers l’action pratique, facilite le règlement des conflits sociaux à travers la négociation. Dans tout le nord de l’Europe, le taux de syndicalisation est très élevé, ce qui permet d’arriver à des compromis. Les pouvoirs publics ont également des politiques actives contre le chômage. Autant d’éléments favorables aux entreprises, qui sont moins tentées par les délocalisations.
Le reste de l’Europe a-t-il encore une chance de combler son retard économique sur les États-Unis ? Cela dépendra en grande partie de sa capacité à réformer les systèmes de retraite et d’assurance-maladie, à relancer l’emploi et à dynamiser les petites entreprises ainsi qu’à renforcer les politiques de recherche. Toutes ces évolutions ont un coût. À charge pour les pays latins d’accepter leur prix et les effets qu’elles auront immanquablement sur leur bien-être.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires