Noam Chomsky, profession dissident

Aujourd’hui à la retraite, le célèbre linguiste américain se consacre désormais pleinement à la critique radicale du « monde libre ».

Publié le 21 mai 2007 Lecture : 6 minutes.

En entamant son discours devant l’Assemblée générale de l’ONU, le 20 septembre dernier, le président du Venezuela Hugo Chávez a brandi un livre de Noam Chomsky* en déclarant que « tous les Américains devraient le lire au lieu de regarder Superman ». L’orateur a poursuivi son discours en rappelant que « le diable » Bush était venu la veille à l’ONU et que la tribune « sentait encore le soufre », puis il a esquissé un signe de croix en guise d’exorcisme. Lors de la conférence de presse qui a suivi sa diatribe, Chávez a déclaré qu’il regrettait de n’avoir jamais rencontré Noam Chomsky avant sa mort. La gaffe Chomsky est toujours en vie !
À 77 ans, l’éminent professeur de linguistique au Massachusetts Institute of Technology (MIT, Boston) s’est donc retrouvé propulsé sur le devant de la scène par la grâce de l’agent littéraire improvisé qui l’avait enterré de façon prématurée. Son brûlot, très critique vis-à-vis des États-Unis, et particulièrement à l’égard du président George W. Bush, a connu depuis une seconde vie : ses ventes se sont aussitôt envolées. En quelques heures, il caracolait en tête des meilleures ventes en ligne sur Amazon.com, et l’éditeur américain a dû faire imprimer en urgence 25 000 exemplaires supplémentaires. En France, le désormais best-seller a également fait l’objet d’une réédition spéciale et est disponible en poche.
Le chercheur nord-américain, qui compte à son actif une uvre colossale de plus d’une centaine d’ouvrages – dont une bonne moitié consacrée à la linguistique, l’autre à la politique et à l’analyse des mécanismes idéologiques des sociétés occidentales -, est l’un des auteurs les plus traduits dans le monde. Salué comme « l’un des esprits les plus subtils du XXe siècle » par la revue The New Yorker, ou comme « l’intellectuel vivant le plus important dans le monde » par Foreign Policy, il est lauréat de nombreux grands prix honorifiques, dont le prix Kyoto des sciences fondamentales, équivalent du Nobel.
Né à Philadelphie en 1928, Noam Chomsky est le petit-fils d’émigrés lituaniens. Son grand-père était rabbin et ses parents étaient tous deux professeurs d’hébreu. « J’ai été élevé dans la tradition juive. Ma femme a été élevée dans le même milieu que moi, mais nous ne sommes l’un et autre ni croyants ni pratiquants. Je continue à lire la presse et la littérature en hébreu, et à être profondément impliqué dans les préoccupations de mon enfance », expliquait-il, en 1998, dans les colonnes du quotidien Le Monde.
Il manifeste une conscience politique précoce : à 10 ans, il publie son premier article dans le journal de son école, un éditorial sur la prise de Barcelone par les troupes franquistes et la montée du fascisme en Europe. Adolescent, il a été marqué, entre autres, par la lecture de George Orwell (1984 et La Ferme des animaux) et Rosa Luxemburg, la révolutionnaire allemande. En 1949, il épouse la linguiste Carol Schatz avec qui il aura trois enfants. En 1953, Chomsky passe six semaines dans un kibboutz en Israël – une expérience marquante qui n’entamera pas son objectivité en la matière. « Le processus de paix [au Moyen-Orient] a été conçu sur un modèle qui rappelle celui des bantoustans en Afrique du Sud, s’indigne-t-il. La version américano-israélienne d’un programme de bantoustans pour les Palestiniens bénéficie du soutien de l’Occident. »
Après l’obtention d’un doctorat de linguistique à l’université de Pennsylvanie en 1955, il est nommé professeur au département de linguistique et de philosophie au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Deux ans plus tard, il publie un ouvrage décisif, Structures syntaxiques, qui révolutionne la linguistique avec le concept de « grammaire générative ». En partant du postulat que les facultés du langage sont innées et que toutes les langues partagent des structures communes, Chomsky bouleverse les théories béhavioristes (comportementalistes) pour qui le langage s’acquiert par l’expérience.
Parallèlement à son métier d’enseignant-chercheur au MIT, il s’engage dans des combats politiques. D’abord comme militant pacifiste, en 1964, pendant la guerre du Vietnam, puis contre l’interventionnisme américain en Amérique du Sud dans les années 1980, devenant ainsi le chef de file de la gauche libertaire américaine et le défenseur des peuples opprimés du Tiers Monde. Au fil des ans, l’universitaire conforte sa réputation d’intellectuel dissident et marginal en publiant régulièrement des ouvrages d’analyse des conflits contemporains (Timor-Oriental, Cambodge, Kosovo) en rupture avec la doctrine dominante.
Si Chomsky bénéficie d’une forte audience outre-Atlantique, il a vu son influence décliner en France, où pèse sur lui un soupçon de négationnisme depuis qu’un de ses textes a été utilisé sans son accord comme préface à un ouvrage de Robert Faurisson – l’ancien professeur de littérature de la faculté de Lyon qui a mis en doute l’existence des chambres à gaz. Le linguiste américain expliquait que reconnaître à une personne le droit d’exprimer ses opinions ne revenait nullement à les partager, à l’instar jadis de Voltaire dans l’affaire Calas qui déclarait : « Je déteste peut-être vos idées, mais je défendrai toujours votre droit à les exposer. » Une défense inconditionnelle et absolue de la liberté d’expression qui valut à Chomsky les foudres de l’intelligentsia française (Pierre Vidal-Naquet, Jean Lacouture, Bernard-Henry Lévy, Alain Finkielkraut).
Désormais à la retraite, l’ancien professeur continue de déployer une activité frénétique : livres, articles, conférences, interviews et participation à divers événements aux quatre coins de la planète. Lors du Forum social mondial de Porto Alegre, en 2002, il avait attiré près de 18 000 personnes, qui le considèrent comme l’âme de la contestation altermondialiste. Contempteur du « monde libre », boudé aux États-Unis par les médias officiels, il donne des conférences dans des salles pleines à craquer. Son recueil d’entretiens paru au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, 11/9, Autopsie des terrorismes (Serpent à plumes, 2002), est fustigé par la presse. N’empêche il s’est vendu à plus de 300 000 exemplaires. Virulent détracteur de l’administration Bush et de sa politique étrangère, Chomsky y exprime son opposition à l’invasion de l’Afghanistan, faisant entendre une voix discordante dans une Amérique au patriotisme alors exacerbé : « Le concept de guerre préventive cher à M. Bush a révélé sa vraie nature : un simple euphémisme permettant d’agresser librement qui l’on veut. [] Après les attentats du ?11 Septembre, le pouvoir en a profité pour durcir la répression. Les lois antiterroristes n’étaient qu’un prétexte pour mater l’insubordination intérieure. Le gouvernement américain a pu ainsi faire passer le Patriot Act. »
Depuis près d’un demi-siècle, Noam Chomsky tente d’éveiller ses concitoyens, de les arracher à leurs confortables certitudes. Il alerte les opinions publiques des grandes démocraties occidentales en dénonçant les manipulations dont elles font l’objet de la part du pouvoir politique et des médias. Cependant, si cet intellectuel juge son pays avec sévérité, il n’est pas pour autant antiaméricain : il admet qu’aux États-Unis les citoyens bénéficient de privilèges remarquables et d’une liberté exceptionnelle, « du moins quand vous êtes un Blanc et que vous appartenez à la classe moyenne », précise-t-il, non sans ironie.
Il est vrai que ces dernières années le linguiste a été quelque peu éclipsé par le militant politique, mais on peut se demander laquelle de ces deux facettes de l’homme sera retenue par la postérité. Philosophe, anarchiste, polémiste, pacifiste Nombreux sont les qualificatifs qui peuvent lui être appliqués. « Subversif », ajouteront ses détracteurs. Une certitude : au pays de l’Oncle Sam, Noam Chomsky est à tout le moins politiquement incorrect.

* Dominer le monde ou sauver la planète ? L’Amérique en quête d’hégémonie mondiale (paru en français chez Fayard en 2004).

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