La bataille du Quai d’Orsay

Pourquoi et comment Nicolas Sarkozy a choisi Bernard Kouchner plutôt qu’Hubert Védrine pour le poste très convoité de ministre des Affaires étrangères.

Publié le 21 mai 2007 Lecture : 5 minutes.

Donc, la messe est dite. Passation des pouvoirs à l’Élysée, le 16 mai ; nouveau Premier ministre – François Fillon -, le 17 ; nouveau gouvernement, le 18 : la France a désormais un autre visage, celui, suractif et presque vibrionnant, à en juger par le rythme effréné de ses déplacements, de Nicolas Sarkozy. Quelle ressemblance avec le Jacques Chirac des années 1970 ! Et quelle différence avec le Chirac crépusculaire, hiératique et à bout de souffle des années 2000 !
En politique étrangère aussi, les lignes devraient bouger avec l’arrivée de Bernard Kouchner sous les lambris du Quai d’Orsay. Un fauteuil prestigieux, celui du comte de Vergennes, traditionnellement convoité et pour lequel Nicolas Sarkozy a longtemps hésité. Les postulants – Michèle Alliot-Marie, Christine Lagarde et même Anne Lauvergeon, la patronne d’Areva, dont on dit que seul ce poste l’intéressait – étaient nombreux, et la volonté du président élu de l’attribuer à une personnalité symbolisant l’ouverture à gauche, intangible. Comment son choix s’est-il en définitive porté sur l’ancien activiste d’un Mai 68 dont il n’a cessé de fustiger l’héritage pendant sa campagne ?
En réalité, Sarkozy rêvait d’un autre casting. Dès avant son élection, celui qui n’était encore que candidat avait sondé Kouchner, qu’il connaît bien, sur son éventuelle participation au gouvernement – hypothèse dont ce dernier avait accepté le principe. Un ministère avait même été avancé pour le French Doctor : celui de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement. Trop sensible et politiquement incorrect avait estimé Kouchner, qui avait donc décliné l’offre tout en réaffirmant sa disponibilité.
Le mardi 8 mai, alors qu’il se repose sur un yacht au large de Malte, le nouvel élu téléphone à Hubert Védrine. Cet énarque de 59 ans est un poids lourd des années Mitterrand. Et un poids coq du Parti socialiste, au sein duquel il n’a jamais milité et auquel il ne doit rien, ou presque. Ancien secrétaire général de l’Élysée, il a été un bon ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002 : pourquoi ne rempilerait-il pas ?
La conversation dure une demi-heure et, selon un récit recueilli de bonne source, Sarkozy insiste : « Je veux changer les choses, je veux les meilleurs, je veux absolument que vous en soyez. » Même s’il n’évoque pas explicitement les Affaires étrangères, le message semble clair puisque l’essentiel de la conversation porte sur la politique extérieure de la France. Védrine ne dit pas non. À ses yeux, il y a une cohérence à poursuivre dans le cadre d’un gouvernement d’ouverture la diplomatie qu’il incarna pendant six ans. Il sait en outre que Sarkozy peut avoir intérêt à l’utiliser pour diluer quelque peu l’image proaméricaine qui lui colle à la peau. À condition, bien sûr, qu’il ait les coudées franches. Mais Védrine ne dit pas oui non plus. « C’est un choix lourd de conséquence, explique-t-il, j’ai besoin d’y réfléchir. » La conversation terminée, il consulte quelques proches, qui, tous, lui conseillent d’accepter l’offre à demi formulée. Mais il n’appelle ni Lionel Jospin ni François Hollande. « Je n’ai pas voulu les gêner », explique-t-il.
Vendredi 11 mai, en fin de matinée, Védrine est reçu en tête à tête par Sarkozy dans son bureau provisoire de la rue Saint-Dominique, à Paris. Il y entre par une porte dérobée. « Ce n’est pas moi qui ai sollicité cette discrétion, assure-t-il. Sans doute a-t-on cru que je voulais négocier en cachette, ce qui n’a jamais été le cas. » Surprise : Sarkozy lui propose immédiatement la Justice (portefeuille qui sera finalement attribué à Rachida Dati – voir p. 18). L’avocat Védrine refuse : la transgression politique lui paraît trop forte, la cohérence disparaît et tout le monde dira qu’il était à la recherche d’un poste, n’importe lequel.
On reparle donc des Affaires étrangères et Védrine insiste pour retrouver le ministère tel qu’il l’a laissé : c’est-à-dire dans son intégralité, avec autorité sur la Coopération, le Développement, la Direction des étrangers en France et des Français à l’étranger (DFAE), l’Europe, bien sûr, et en position d’autonomie complète par rapport à la cellule diplomatique renforcée que Sarkozy s’apprête à mettre en place à l’Élysée. Ce dernier l’écoute, se fait vague, semble un peu gêné : « C’est plus compliqué que je ne le pensais », dit-il. Il évoque un moment la possibilité de confier à son interlocuteur une « mission » du type de celles qu’il envisage pour des personnalités de gauche de moindre envergure comme Jacques Attali, Claude Allègre ou Max Gallo. On se sépare. La balle est dans le camp du président : « Je vous rappelle. » En réalité, lorsqu’il repart par la même porte dérobée, Védrine pressent que la cohabitation avec le successeur de Jacques Chirac a tourné court avant même d’avoir commencé. Ce qu’il ignore, en revanche, c’est que la veille, jeudi 10 mai au matin, ce même Sarkozy a joint Kouchner au téléphone pour lui dire ceci : « As-tu pensé aux Affaires étrangères ? »
Sarkozy ne rappellera donc pas. Aucun contact depuis. Que s’est-il passé ? L’hypothèse la plus vraisemblable, partagée par l’intéressé, est qu’un certain nombre de personnalités proches du président sont « montées au créneau » pour empêcher la nomination de Védrine à un poste aussi stratégique. Ses exigences, une certaine raideur sur les principes, mais aussi sa réputation de ministre très critique – à l’époque où il officiait au Quai d’Orsay – à l’encontre de l’« hyperpuissance » américaine et de la politique du fait accompli menée par Israël au Proche-Orient lui ont valu quelques solides inimitiés. Le député Pierre Lellouche et Roger Cukierman, le président sortant du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), auraient ainsi fait connaître, dès le 9 mai, leurs inquiétudes à Sarkozy. Des préventions dont Kouchner ne fait pas l’objet, ses prises de position en 2003 en faveur de l’intervention américaine en Irak étant encore dans toutes les mémoires. Tout au moins, pas de ce côté-là. Ses camarades socialistes crient en effet à la trahison, et François Hollande, le premier secrétaire lui-même, annoncera son exclusion du parti, le 18 mai.
Sarkozy, qui a reçu brièvement Kouchner, à deux reprises, entre son élection et son investiture, a en réalité deux fers au feu, même si son choix initial semblait bien être Hubert Védrine. Lors de ses rencontres avec le président élu et son entourage, Kouchner, enthousiaste, négocie néanmoins deux libertés conditionnelles : celle de conserver un certain franc-parler et celle de faire état d’éventuels désaccords. Accordé, mais avec des limites précises.
Le nouveau ministre des Affaires étrangères et européennes voulait ainsi nommer à ses côtés, comme directeur de cabinet, un homme qui fut son proche collaborateur à la Santé et à l’Action humanitaire, au début des années 1990 : le socialiste Jean-Maurice Ripert, actuel représentant de la France auprès de l’ONU, à Genève. Sarkozy et Claude Guéant, le secrétaire général de l’Élysée, disent niet. Motif : Ripert fut naguère le conseiller diplomatique de Lionel Jospin à Matignon. L’ouverture à gauche n’est quand même pas synonyme de cohabitation !

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