Chirac Un musée, sinon rien

Excepté le Quai Branly et les arts premiers, aucun grand projet n’aura marqué les douze années de mandat du président français. Plus que l’argent, ce sont les idées – et les utopies – qui auront fait défaut.

Publié le 21 mai 2007 Lecture : 7 minutes.

Chirac n’aura jamais eu son Malraux. Ni son Lang d’ailleurs. Le néogaulliste qu’il est a toujours préféré se cultiver lui-même. Alors, pendant ses douze années à la tête du pays, quand l’esprit et la beauté furent convoqués dans l’arène politique de la république chiraquienne, ce sont les énarques qui ont fusé, pas les poètes. Sauf au début, peut-être, quand l’écrivain et fidèle ami Denis Tillinac, patron des éditions de la Table ronde, tenta de distiller à l’Élysée quelques phrases bien vues, quelques idées folles. Mais, rapidement, le microcosme a compris que les vertus de la création ne pouvaient être célébrées autrement que par l’unique poète secrétaire général des lieux, Dominique de Villepin.
Résultat, personne autour du chef de l’État n’a incarné souverainement la culture depuis son élection en 1995. Avec le temps, c’est probablement Jacques Toubon qui restera comme le ministre de la Culture le plus chiraquien. Sauf qu’il exerça ses fonctions sous la régence Balladur entre 1993 et 1995. « C’est mon grand regret, dira, avec une pointe d’amertume, celui qui, en coulisses, uvre encore pour tenter de faire de la Cité de l’immigration l’un des Grands Travaux de la chiraquie. Le lendemain de son élection, le président a souhaité me nommer garde des Sceaux, ministre de la Justice plutôt que de me laisser continuer à exercer à la Culture. C’est pourtant à cette époque que j’ai lancé la bataille pour l’exception culturelle. »
Et c’est vrai que le combat de Toubon a, dix ans plus tard, permis à son mentor de signer à l’Unesco, contre l’avis des Américains, la fameuse Convention pour la diversité culturelle désormais ratifiée par une cinquantaine de nations.
Pour préparer son arrivée au pouvoir et brandir quelques concepts culturels, le chef de l’État a longtemps eu sous la main un esthète pour affidé, un certain Jean-Jacques Aillagon, longtemps directeur des affaires culturelles de la Ville de Paris, puis du centre Beaubourg. Mais pour de basses raisons politiciennes, Chirac attendra son second mandat en 2002 pour le nommer ministre. Entre-temps, Philippe Douste-Blazy, puis les deux Catherine (Trautmann et Tasca) venues incarner la parenthèse jospinienne, ont eu tôt fait de lui miner le terrain si bien qu’Aillagon s’est vu exclu l’année suivante du gouvernement pour n’avoir pu régler la crise des intermittents du spectacle. Son successeur, Renaud Donnedieu de Vabres, fin politique mais dépourvu d’imagination, ne l’a toujours pas réglée, mais a su faire en sorte de calmer les impatiences.
Sans avoir eu à afficher pendant ses deux mandats une politique culturelle digne de ce nom, Jacques Chirac peut tout de même se flatter d’avoir agité le landerneau artistique et d’y avoir laissé quelques pétards mouillés.
Élu sur le thème de la « fracture sociale » en 1995, il n’a pas eu besoin de souffler à son opportuniste ministre de la culture UDF le soin de décliner le concept. Philippe Douste-Blazy, l’heureux élu, intime l’ordre aux artistes d’aller « mouiller leurs chemises » dans les quartiers difficiles et prêcher les vertus du rap, de la musique baroque ou du théâtre de répertoire. Dans le même temps, l’ancien ministre centriste de la Santé commande un rapport à Jacques Rigaud, ancien patron de RTL et professionnel reconnu, pour « Refonder la politique culturelle » du pays. Ainsi, pendant qu’une équipe de fonctionnaires planchait sur les moyens de relancer la machinerie hypertrophiée créée par Malraux à l’avènement de la Ve République, un ministre totalement étranger au monde de l’art sillonnait les plateaux de télé pour exiger des créateurs de « se frotter aux réalités ». Ainsi démarra le septennat culturel.
Rapidement, les effets d’annonce calamiteux du ministre ont braqué les artistes et les élus locaux. Les opérations médiatiques sont devenues la règle à tel point que le budget « communication » de la rue de Valois a quadruplé pendant le premier mandat. Du Lang mais sans le talent. L’éducation artistique était redevenue la priorité, les monuments historiques étaient sauvés grâce à la création d’une « Fondation du patrimoine », le spectacle vivant allait voir ses crédits augmenter de « manière spectaculaire » et la télévision publique redeviendrait « une rampe de lancement du renouveau de la création »… Sauf que les moyens financiers n’ont jamais augmenté, oscillant, bon an mal an, sous la ligne de flottaison du fameux 1 % du budget de l’État.
Chirac laissera faire. Sa préoccupation culturelle est plus personnelle. En effet, son vieil ami feu Jacques Kerchache, passionné comme lui par les civilisations anciennes et l’art primitif, le convainc d’installer Quai Branly, sur le dernier terrain disponible en bord de Seine, un grand musée des « arts premiers », celui que Léopold Sédar Senghor avait rêvé d’édifier à Dakar. Ce sera son projet, l’unique. Force est d’observer que d’un bout à l’autre de sa réalisation le président de la République n’aura mégoté ni son intérêt ni son appui à Stéphane Martin, l’ancien directeur de cabinet de Jacques Toubon, maître d’uvre du musée depuis sa création et actuellement son président.
Cette détermination à faire du musée du Quai Branly un « territoire emblématique de la diversité culturelle » montre à quel point Chirac s’inscrit dans la grande tradition universaliste et jacobine de la France. Comme Pompidou avec Beaubourg, Giscard avec le musée d’Orsay ou plus encore Mitterrand. À la différence de ce dernier, toutefois, il n’en fit pas une politique.
Même vacuité en matière de diplomatie culturelle. Les crédits de la coopération ont fondu comme neige au soleil au point d’avoir, fait unique dans les annales du Quai d’Orsay, provoqué en 2003 une grève suivie par plus de 70 % des personnels dans les services culturels des ambassades de France. Seule réforme d’envergure : l’Afaa (Association française d’action artistique), bras séculier du rayonnement français dans le monde, s’appelle désormais « CulturesFrance ». En revanche, la marque « Louvre » s’exporte très bien. À Abou Dhabi notamment : la France vient d’y récupérer plus de 1 milliard d’euros de royalties.
Mais les années Chirac sont aussi celles de l’industrie culturelle florissante. Lang a certes ouvert la voie d’une économie culturelle légitime, mais ses successeurs n’ont rien fait pour tempérer les ardeurs des grands groupes comme Hachette ou Bouygues. L’État feint d’exercer son magistère culturel à leur endroit, mais c’est le « divertissement » qui occupe le terrain, pas les uvres. À la télé, sur le Web ou en matière de jeux vidéo, il y a belle lurette que le ministère de la Culture a perdu la main. « C’est bien simple, constate une inspectrice générale du ministère, l’administration publique, toutes collectivités confondues, gère, légifère mais n’a plus les moyens d’impulser la création, de démocratiser l’accès aux arts, c’est le marché qui décide. »
Dans la réalité, le libéralisme débridé qui sévit dans les années 1990 a largement permis au cinéma commercial, à la variété musicale ou aux best-sellers de l’édition de prospérer sur le dos des « indépendants ». En dix ans, le phénomène de concentration est devenu la norme. Le gâteau est appétissant : le marché de l’industrie culturelle représente 15 milliards d’euros pour une consommation globale évaluée en 2005 à 61 milliards. À côté, l’État, avec ses aides et ses subventions, ne représente que 2,5 milliards d’euros. Ce sont les collectivités locales qui, sur le terrain, assurent pour financer et gérer les bibliothèques, les scènes nationales ou les festivals.
Curieusement, les villes de la majorité n’ont pas tiré leur épingle du jeu de la présence chiraquienne à l’Élysée, sauf peut-être Bordeaux avec Alain Juppé. Alors, chacun s’emploie à créer les conditions d’un financement plus désintéressé de la culture. Il faut reconnaître au gouvernement Raffarin d’avoir, à l’initiative de Jean-Jacques Aillagon, fait voter le 1er août 2003 une loi incitative sur le mécénat.François Pinault n’y est pas pour rien. Le riche entrepreneur n’a cessé depuis l’arrivée de son ami Chirac à l’Élysée de pester contre la méforme des artistes français sur le marché international. Il a raison : seul désormais Christian Boltanski figure dans le top 50 des artistes internationaux les plus convoités
Le poète chiraquien Villepin s’en émeut et, pour la première fois sous la Ve République, un Premier ministre en exercice fait uvre d’initiative politique en la matière en créant en 2006 au Grand Palais la « Force de l’art », un salon international capable, selon lui, de redonner « le coup de fouet » nécessaire au marché de l’art contemporain Rien que ça.
C’est dans le patrimoine et les vieilles pierres, pourtant domaine de prédilection de la droite, que le bilan est mauvais. Faute de moyens budgétaires, la restauration des grands monuments comme les cathédrales de Strasbourg, Reims, Nantes, Meaux, Albi ou Paris est interrompue ou en voie de l’être. Et les bâtiments classés menacés de décrépitude. Un exemple pour la seule année 2004 : les crédits alloués à ce secteur sont passés de 410 millions d’euros à 333. Plus qu’une érosion, un effondrement.
Au fond, la grande difficulté de l’ère culturelle chiraquienne est de ne pas avoir eu de cap à tenir, de grands desseins à viser. Pas d’utopie à se mettre sous la dent. Il y avait bien cette idée de faire de l’éducation artistique à l’école un enjeu de société, mais le manque de conviction du locataire de l’Élysée a noyé la noble ambition en moins de temps qu’il ne faut pour en clamer « l’impérieuse nécessité ». La culture est devenue un banal terrain de jeu politique où, au mieux, les énarques s’encanaillent avec l’art, au pire se prennent pour des créateurs. Le droit, la gestion et les nominations y sont devenus l’activité principale des fonctionnaires du ministère. Pourtant, les artistes, toutes étiquettes confondues, continuent d’aller y chercher la reconnaissance, des médailles et des subventions, pendant que 84 % des Français qui n’ont encore jamais mis les pieds dans un théâtre et les 71 % qui ne sont jamais allés dans un musée piaffent 3 heures 40 par jour en moyenne devant la télé.

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