Bernard Kouchner

L’inclassable apôtre de l’ingérence humanitaire devient le patron de la diplomatie française. Avec quelle marge de manuvre par rapport à l’Élysée ?

Publié le 21 mai 2007 Lecture : 6 minutes.

Aux Affaires étrangères, un médecin succède à un médecin. Mais hormis le goût des médias et une certaine tendance, assumée, à agir avant de réfléchir, la fréquentation des hôpitaux est sans doute tout ce qui unit Bernard Kouchner à Philippe Douste-Blazy – qui, par ailleurs, se connaissent fort bien. Avec l’inclassable French Doctor, c’est un cortège fantomatique d’images d’enfants biafrais, de boat people de la mer de Chine, de réfugiés du Darfour, de gazés du Kurdistan, mais aussi de la plage de Modagiscio, du port de Monrovia et de tous ces théâtres où s’est jouée la misère du monde, qui fait son entrée sous les lambris du Quai d’Orsay.
Pour Nicolas Sarkozy, qui le voulait depuis le début au sein de son gouvernement mais ne lui a proposé ce poste-là qu’en second choix, après le rejet de la greffe Hubert Védrine (voir p. 12-15), la nomination de Kouchner est à la fois un « coup » politique et le résultat d’une conviction affichée : les droits de l’homme et l’ingérence humanitaire seront, assure-t-il, au cur de sa diplomatie. Pour le cofondateur de Médecins sans frontières, qui siégea dix ans durant dans des gouvernements socialistes, c’est un accomplissement. À 67 ans, définitivement revenu de l’ambition présidentielle qu’il lui arriva de caresser, les Affaires étrangères sont ce qu’il pouvait rêver de mieux – et, sans doute, de plus cohérent pour un homme dont le jardin a toujours eu les dimensions de la planète.
Kouchner a-t-il trahi son camp en répondant à l’invitation du nouveau chef de l’État ? Les caciques du Parti socialiste, François Hollande en tête, le pensent et, parfois, le disent. Depuis sa jeunesse militante marquée par le combat contre la guerre d’Algérie, celui qui fut longtemps la coqueluche de la « gauche caviar » n’a jamais été de droite. C’est à des hommes comme Michel Rocard et Lionel Jospin qu’il doit sa carrière ministérielle. Et lui-même était, jusqu’à sa récente exclusion, membre du PS, section du 6e arrondissement de Paris, depuis dix ans.

Mais son côté atypique, son individualisme, ses sincérités aussi dérangeantes que successives et son extrême liberté de parole ont toujours dérangé le club des éléphants, qui ne l’a jamais coopté au bureau national. « Dès qu’on entre en dissidence vis-à-vis de la majorité, on se fait jeter : ils ne me pardonnent aucun succès, confiait-il, amer, à la fin de l’année dernière. J’ai occupé des postes difficiles dans des endroits du monde particulièrement dangereux ; grâce à ce que j’ai accompli, le droit d’ingérence fait partie du patrimoine de l’humanité et ils ne m’utilisent pas ! Tout ce qu’ils ont fait, c’est me donner des circonscriptions impossibles à prendre : ils doivent me considérer comme un histrion. »
Très peu sollicité par Ségolène Royal lors de sa campagne, malgré – ou à cause de ? – son inoxydable cote de popularité dans les sondages, excédé par un parti qui, pense-t-il, se sert de son nom mais oublie de le servir en retour, Kouchner a donc pris le large. Et mis fin, par la même occasion, à une traversée du désert de cinq ans, marquée par deux échecs : ni le Haut-Commissariat aux réfugiés, ni l’Organisation mondiale de la santé n’ont voulu de lui à leur tête. Lui qui avait jeté toutes ses forces dans ces batailles-là a pu constater à l’occasion que Jacques Chirac s’engageait beaucoup plus à ses côtés que sa propre famille politique
Époux de la journaliste Christine Ockrent (après avoir été celui de l’universitaire Évelyne Pisier) et père de quatre enfants, ce passionné de Sartre et de Camus, assez bref de taille, le menton énergique et la mèche en bataille, joggeur impénitent et écrivain prolifique (pas moins de quatorze livres à son actif !) est-il sarko-compatible ? À l’évidence, oui. Même s’il lui est arrivé dans le passé de critiquer ce qu’il appelait le « côté brise-fer » de Sarkozy, il ne l’a que très rarement attaqué et jamais insulté. Et puis ces deux hommes qui s’apprécient et se tutoient, dans le fond, se ressemblent : ambition, activisme, un côté franc-tireur ou outsider, et même un certain atlantisme
Sarkozy et lui n’ont-ils pas, au même moment et presque d’une même voix, soutenu l’invasion américaine de l’Irak et critiqué la menace de veto agitée par la France à l’ONU ? Reste à savoir de quelle marge de manuvre disposera Kouchner par rapport à l’Élysée, dont le rôle diplomatique vient d’être singulièrement renforcé avec la mise en place d’un Conseil national de sécurité (voir p. 14).
Sur l’Afrique, par exemple, le parler vrai de Kouchner a souvent pris les interlocuteurs de la France à rebrousse-poil. Ministre, il qualifia Mobutu de « coffre-fort ambulant coiffé d’une toque de léopard ». Ministre encore, celui qui se définissait alors comme un « mitterrandiste, tendance Danielle » souleva un beau tollé à Alger quand, dans un entretien avec Jeune Afrique, il affirma se situer « plutôt du côté Maroc » dans le conflit du Sahara occidental, une affaire, selon lui, « largement manipulée par l’Algérie, dont le gouvernement est né d’un coup d’État »*. Ministre toujours, il fut le seul à tancer la passivité de François Mitterrand et de son entourage face au génocide rwandais et n’hésita pas à se rendre, en toute illégalité, au Sud-Soudan et au Kurdistan. Ses positions très en flèche contre le régime d’Omar el-Béchir ont d’ailleurs alimenté une critique récurrente : ce fils d’une double culture religieuse – la judaïté lettone côté paternel ; le protestantisme méridional français côté maternel – serait hostile à l’islam et aux Arabes. Une légende, assurent tous ceux qui le connaissent – et qui le révolte : « J’ai toujours condamné la répression de l’Intifada, j’ai toujours dit et répété qu’il fallait une patrie pour les Palestiniens. Suggérer le contraire est inacceptable. »
En décembre 2006, dans une contribution au Monde, Kouchner définissait ainsi ce que devrait être la politique africaine de la France : « Défense des droits de l’homme, secours aux populations civiles, guerre contre le fanatisme islamique, soutien aux démocrates et aux laïcs, maintien d’une présence française forte, définition d’une ligne de conduite à la fois autonome et responsable vis-à-vis de nos alliés américains, lutte contre l’entreprise chinoise d’achat de l’Afrique au mépris de toute considération morale et politique. »

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Tentera-t-il d’appliquer cette politique typique du droit d’ingérence ? L’Élysée le laissera-t-il faire et, dans le cas contraire, est-il homme à démissionner ? L’avenir proche le dira. Une chose est sûre pourtant : celui qui joua les dockers humanitaires, sac de riz sur l’épaule, sur la plage de Mogadiscio, est aussi un homme réaliste, capable de supporter les contraintes et de parler – voire de traiter – avec des gens qui, apparemment, ne sont pas de son bord. On l’a vu, au nom de sa société de consulting, BK Conseils, rédiger un rapport en faveur de Total, critiquée pour ses investissements auprès de la junte birmane. On l’a vu travailler sur des projets de réforme de la Sécurité sociale à la demande du Gabonais Omar Bongo Ondimba et du Congolais Denis Sassou Nguesso. On le verra donc, sans doute, cohabiter avec Sarkozy sans états d’âme excessifs. Comme le dit Hubert Védrine, un moment pressenti pour le même poste et qui ne tarit pas d’éloges sur son action au Kosovo : « Ce que fait Bernard est souvent beaucoup plus raisonnable que ce qu’il dit. »

* C’était en mai 1992. Depuis, Kouchner, qui n’a jamais été un apôtre de la « repentance » vis-à-vis de l’Algérie, a rééquilibré des relations. Il est en effet devenu proche du « prince rouge » marocain Moulay Hicham, rencontré au Kosovo (1999-2001).

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